LUNDI 28 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !
La semaine dernière, ma chronique barbotait dans l’atmosphère mousseuse de Calcutta, où parapluies, couvre-chef variés et tongs plastifiées deviennent, le temps d'une saison, des extensions naturelles pour quelques 16 millions de corps amphibies.
Aujourd’hui : nouvel épisode chez les Bengalis. Leurs regards restent rivés vers le ciel et leurs oreilles n’en finissent plus de se tendre vers le lointain : elles traquent les grondements avant-coureurs. Mais apparemment, c’est en vain, puisque la pluie allume la ville sans prévenir et met les voiles à la vitesse de l’éclair.
Plus rien, donc, ne semble prévisible dans le mouvement du ciel. Et peu importe : l’esprit de la mousson, attendue ou subie, ne cesse d’inspirer…
RAINING MELODIES, CHAPITRE II.
Passons les frontières de la ville – la ville est arrogante, surtout Calcutta. Et remontons à la source, en prenant le temps d’un détour rural.
West-Bengal indien, Bangladesh, culturellement, des jumeaux hétérozygotes... Pour sa part essentielle, le Bengale est ce plat pays ceinturé par l’immense tresse d’eau du Gange et celle de son cousin sauvage le Brahmapoutre, mis en pièces par leurs affluents, avant de se retrouver pour un peu d’amour libre, puis de se disloquer une dernière fois dans le plus grand delta du monde. Leurs flots changent de noms à chaque lacet.
La première tresse, venue de l’ouest, exubérante, n’appartiendrait à nul autre qu’au Seigneur Shiva. Il aurait dompté, dans l’enchevêtrement de ses cheveux de cendres, l’impétueuse Ganga. La Déesse menaçait de séparer la terre en deux, alors il fallait bien l’arrêter… Après avoir fécondé la plaine, le fleuve se défait en milliers de mèches, formant plein sud une mangrove que se partagent une poignée de pêcheurs-cueilleurs héroïques et une brigade de tigres assez francs du collier.
La terre bengalie, quadrillée de rivières, a son miroir… et c’est le ciel. Le ciel dont on ne peut que chérir les camaïeux mobiles. Des flux et reflux de lumières au gré des six saisons.
Au pic de l’été fournaise - l’équivalent de notre printemps, il paraît comme enlisé, ce ciel. Les gorges se dessèchent dans l’angoisse. Les rives sablonneuses ne livrent plus que de la poussière. Les martins-pêcheurs se suicident dans la boue figée. Les feuilles du manguier échoient dans la cour. La maîtresse de maison cuisine péniblement ce qu’elle peut.
Du Cooch Bihar au nord, aux Sunderbans plein sud, en passant par Sylhet à l’est du Bengale oriental, les villageois guettent ce ciel trop pur. Leur cœur est au bord de l’implosion tant ils souffrent du désir de pluie… On interpelle, on supplie alors Dieu.
Voilà ce que narre cette chanson folk, Allah megh de, pani de (« Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau »), composée par le maître du genre bhawaiya, Abbas Uddin Ahmed, gentleman-ménestrel des années 30.
Le ciel ne se laisse pas aisément attendrir. À son heure, et seulement à son heure, il consent à quelques signes. Alors, sa voûte versatile se recompose instantanément. Et le vent, son pinceau, trace de saisissantes formes géographico-futuristes…
Plus tard, le ciel bouillonne et se fissure pour ouvrir une ère de libération. La rondeur généreuse des rivières à venir… la fertilité des terres qui oscillent du jaune pop au vert acidulé... le grand salut, c’est lui !
D’après le calendrier traditionnel bengali, deux mois seulement sont dévolus à la mousson. Le premier est Ashar : lorsque les pluies sont intermittentes, mais puissantes, voire dévastatrices. Les grandes eaux investissent toute cavité offerte, faisant vriller le plat en plein – trop plein. Le deuxième mois est Srabon : les nuages se lassent du cache-cache, et en continu, font tomber des rivières à la verticale. Les pluies sont certes adoucies, mais on s’endort et on se lève dans des draps moites, on parcourt le chemin de l’eau aux genoux, et on soupire de neurasthénie. Changement climatique oblige, la mousson s’étale désormais sur quatre mois… chargeant les villages de sons saisonniers.
Comme les gestes du quotidien, les voix, les mots, s’ajustent au ciel. Accompagnée au luth dotara, voici une chanson minimaliste à forte teneur mélancolique, dérivée des années 50. Son auteur et interprète est Bijoy Sarkar, un ménestrel des plus spirituels qui aura marqué la mémoire orale du Bengale d’avant la Partition.
Le pitch : la mousson bat son plein. Une tempête noie le banc de sable où vit Bijoy le Fou et évidemment balaye sa cabane. Elle n’épargne ni ses possessions matérielles, ni son cœur ; mais le feu intérieur du poète bâul, son esprit vagabond résiste… et rivalise de fantaisie. Une nymphe des eaux se manifeste alors depuis l’arbre « toujours vert » qui dépasse des eaux. En contemplant le désastre, elle pleure le chagrin inextinguible du poète, elle pleure l’ironie du destin…
Allah megh de, pani de / Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau
La chaleur de l’après-midi fait tout flamber, les rives sablonneuses n’en finissent plus d’être infertiles.
Poitrines incendiées, gorges desséchées,
Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau, donne-nous de l’ombre.
Le ciel se fend en éclats, la terre se craquèle.
Le Roi des nuages est endormi, mais qui donc nous donnera de l’eau ?
Le maître de maison a attaché son bœuf et pleure d’impuissance, la réclamant à grands cris,
La maîtresse de maison se répand en larmes tout en cuisinant lentilles et bouillie,
Les feuilles du manguier tremblent, celles du jacquier dégringolent,
Les martins-pêcheurs, crevant de soif, meurent dans la boue des lacs.
Les rigoles, les lacs et les rivières sont fissurés,
Les oiseaux, dans leur complainte funèbre, sont condamnés.
Le couple de pigeon pleurniche dans son nichoir,
Les bourgeons flétris échoient sur le sol…
Remerciements au ciel (toujours) et à Soumik Datta, Saurav Moni, Arunima Choudhury.