LUNDI 14 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !
« Le paradis sans les gens ne vaut pas la peine qu'on y mette les pieds. »
Proverbe syrien
La virée d’aujourd’hui émane de ces images déversées par nos écrans la semaine dernière : des grappes de Syriens arrivant au terminus. Des histoires de gare, des carrefours qui font l’Histoire. La beauté saisissante de certains visages saturés de fatigue, mais où se lit le soulagement d’être quelque part, enfin.
On songe à ceux qui sont restés derrière. Et à ce qui reste aux vivants.
Un ami me transmet des photos d’Alep : la cité multimillénaire AVANT… Ses façades et ses dômes glorieux l’érigeant en phare culturel et spirituel ; ses ruelles recélant de mille trésors : tombeaux des saints, pratiques de bénédiction et de dévotion, secrets d’initiés…
Je me remets à écouter les voix contemporaines qui façonnent l’imaginaire de cette ville : Sheikh Habboush, Sheikh Hassan Haffar, Sheikh Hamza Shakkûr… Tous célèbrent la lettre soufie. Troublant, ce calme qui habite leur timbre viril.
Quelques jours plus tard, je fais escale dans la maison familiale. Sur le carrelage, une collection m’attend. Il y a là des plateaux de cuivres, des carafes d’étain, des petits verres à thé… Un bal d’arabesques fines, comme si la gravure mimait la musique. Cette vaisselle a voyagé depuis Damas. Un siècle après, je la reçois en héritage d’un arrière grand-père né là-bas en temps de paix. Elle est recouverte d’une couche de crasse noire.
Des textes tombent dans mon escarcelle. Des poèmes d’amour mystique aux auteurs anonymes. Une strophe capte mon attention :
« Interroge nos nuits passées / Comment leurs traces se sont effacées / Et les visages autrefois perles étincelantes / Pourquoi se sont-ils renfrognés » - Aqbala as-subhu (L’arrivée de l’aube)
Je me mets à chercher… des preuves. Des preuves que la foi, et la recréation permanente, peuvent survivre à la guerre.
Qu’en est-il du soufisme en Syrie par les temps qui courent ? Les confréries continuent-elles à se réunir en dépit des interdits et du danger ? Les zawiyas, ces lieux traditionnels de rassemblement, sont-elles réellement éteintes ? Où est abrité le dikr hebdomadaire, cette cérémonie « du souvenir de Dieu » ? Que sont-ils devenus les Derviches tourneurs de la tarîqa Mawlawiyya, interprètes du samaa’ ? Bref, y a-t-il encore un quotidien pour le musicien ou le chanteur soufi dans cette Syrie en lambeaux ?
Google me livre des pages d’enregistrements et d’articles tous antérieurs à mars 2011, début du conflit armé.
Je regrette plus amèrement encore la disparition du joueur de qanun Julien Jalal Eddine Weiss (janvier 2015), ce Français acculturé et converti à l’islam qui a tant œuvré au rayonnement de la musique savante avec Al Kindi (à l'écoute en introduction).
J’interroge mon entourage, je passe des coups de fil. Les premiers musiciens sollicités répondent alternativement « je ne sais pas » ou « il n’y a plus rien ».
Sharif le Libanais dit qu’ « à (sa) connaissance, il n'y a plus d'activité musicale en Syrie, et surtout pas à Alep qui est en ruine... Les musiciens ont fui ; les musiciens traditionnels et soufis ont choisi l’Europe ou la Turquie, là où ceux qui sont plus jazz ou rock ont préféré le Liban. »
La douce Waed, une artiste arrivée en France avant la guerre, m’explique qu’« après 400 ans de transmission, les confréries sont désormais à l’arrêt. » La voie soufie est dans l’impasse. Face à l’urgence humanitaire, on comprend bien que les pratiques culturelles et spirituelles ne sont plus que les ombres d’existences fantômes… « Même la tarîqa Hilaliya de la vieille ville d’Alep, si vivante et réputée, ne se réunit plus. »
À Jalloum, quartier populaire s’étalant derrière les remparts, le vendredi, avant la prière du couchant, marchands, artisans du bazar, petits fonctionnaires, ouvriers… avaient l’habitude de converger vers la zawiya. Dans ce lieu de prière et de méditation, sanctuaire en activité depuis 1680 tenu par le Sheikh al-Hilali, les adeptes célébraient le divin. Mains croisées sur le ventre, paumes ouvertes vers le ciel, buste en scansion, on y invoquait le nom d’Allah, on le répétait à l’envi… jusqu’à atteindre l’extase (wajd), cet état où se dissout l’être terrestre, où l'esprit rejoint le divin. Un socle vocal dépouillé, archaïque et sophistiqué à la fois, sur lequel venait se superposer les invocations et les louanges du munshîd. Infaillible, le chantre, Muhammad Hakim (à l'écoute ci-dessus) marquait le rythme par un battement de main. Son chant obéissait aux règles de la tradition poétique, des modes et des rythmes du Proche-Orient : mûwashshah, qad, shghul sûfi… En somme, le dikr, littéralement « mémoire et parole », était ce moment collectif non négociable.
Waed raconte que même si la mémoire des répertoires est aujourd’hui menacée, elle continue de croire à la persistance de l’esprit soufi. « De la pratique et de sa musique, dit-elle, dépend la vie entière des adeptes… » L’esprit trouvera toujours à se déplacer ailleurs, autrement.
C’est précisément cette liberté et cette communion à laquelle les Djihadistes voudraient tordre le cou lorsqu’ils attaquent ses représentants.
Iyad, multi-instrumentiste établi de longue date en France, donne à entendre la nuance. Il assiste à l’afflux des musiciens syriens, qu’il considère comme « un renfort dans (sa) pratique ». Saisir la balle au bond, artistiquement. Il rappelle qu’en terre syrienne aujourd’hui « personne ne comprend rien ! » Tout est vrai, son contraire aussi. Selon la localisation géographique ou le milieu socioculturel, les situations varient de façon inouïe.
Ainsi, à Damas, il semblerait que certaines confréries parviennent à subsister grâce à l’appui que le régime leur octroie. Bien qu’autorisées à exercer une activité spirituelle, les zawiyas servent cependant plus souvent de refuges aux familles démunies que de lieux de pratique. On y mange, on y dort, on y chante plus rarement, désormais… Quant aux artistes issus des tarîqa, ils s’en sortiraient encore, pourvu de pouvoir s’assurer quelques protections, car « une vie ne vaut plus rien, même dans la capitale ». Même si les mosquées sont investies par les services policiers, les musiciens et surtout les chanteurs y officient parfois. Ils participent également à des célébrations religieuses, à des fêtes privées, à des mariages.
Ce matin au téléphone, Nourredine Khourchid, la grande voix de la mosquée des Omeyyades de Damas, appartenant de la confrérie Shâdhiliyya, a confirmé ce constat :
« Nous, comme musiciens, comme Soufis et comme habitants de Damas, nous avons encore un peu de liberté. Forcément, on gagne moins qu'avant, mais nous avons toujours la possibilité d'exercer notre art, notre spiritualité, et l'État ne s'en mêle pas. Parfois, les bombardements nous obligent à nous interrompre. Mais nous demeurons toujours libres de faire notre musique. Nous sommes allés une fois en Allemagne où on nous a proposé de rester, mais nous avons refusé : il n'y a jamais mieux que chez soi. »
Il y a plus d'un an, deux des musiciens de Nourredine Khourchid ont cependant choisi la France comme refuge...
Basée à Paris, Lynn, une autre artiste d’origine syrienne, me dit, lumineuse : « tu serais surprise de constater la concentration de musiciens en Europe et à Paris en particulier… Il y a bien quelque chose qui va sortir au plan artistique. Il ne se peut pas que rien n’émerge du chaos ! »
Un peu improbable, toutefois, que les Syriens prennent leur place dans un paysage musical français ratiboisé par la crise. « On s’organise » me certifie-t-on pourtant. « Et les nouveaux venus se débrouillent, ils sont plein de ressources ! » Iyad illustre, non sans une pointe d'admiration mêlée d'humour : « je connais un musicien soufi qui a joué dans les rues d’Avignon cet été. En quatre semaines, il a ramassé ce que je gagne en plusieurs mois ! ».
Histoires à suivre…
Remerciements désordonnés à Sabine Châtel, Jean-Hervé Vidal, Wassim Halal, Nourredine Khourchid, Waed Bouhassoun, Iyad Haimour, Lynn Adil, Naissam Jalal, Jason Hamacher, Sharif Sehnaoui, Adel Shams El Din, Colombe Robin et quelques autres.
Prochains événements à Paris :
RDV le 9 octobre à la Maison des Cultures du Monde, dans le cadre du festival de l’Imaginaire : concert « Musiques de l’exil » avec trois merveilleux solistes et chanteurs, dont Waed Bouhassoun.
RDV du 6 au 15 novembre au Musée du quai Branly : une création entre transe soufie et street art avec Noureddine Khourshid et son ensemble de sept munshid (chanteurs religieux) et hymnodes de la confrérie Shâdhiliyya, ainsi que deux danseurs de la confrérie des derviches tourneurs de Damas.