LUNDI 5 OCTOBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !
Ce soir, une nouvelle histoire de pluie. Une pluie métaphorique et pas tendre.
Au commencement : encore la petite chambre rive gauche, au milieu de la nuit, dans la brume.
Le temps s’égraine jusqu’à l'anéantissement. Mon ami Adrien et moi discourons. Nos pensées, ou plutôt nos suites d’images, refusent apparemment tout tracé - elles préfèrent les voies aériennes. Nos phrases, surtout des bribes, s’articulent comme se fabrique le voyage - d'une décision jetée au hasard jaillit parfois un jeu de dominos miraculeux...
À un moment donné dans la conversation, je songe à un texte entendu sur le vent qui rend ivre. Alléchante, l’idée que la Nature soit un puissant narcotique. Une écoute chassant l’autre, le hasard nous mène à un autre poème : "Printemps Kurde".
"L’averse m’a rincé le cœur, elle l’a tordu comme une éponge, alors le seul fait d’être au monde remplissait l’horizon jusqu’au bord." Ainsi parle l'écrivain-voyageur Nicolas Bouvier, traqueur de pistes.
Dans quelques heures, Adrien aura regagné la chaleur du Bengale indien. Notre été aura eu un goût de souffre, et notre automne ressemble étrangement à un printemps – avec les intempéries qui vont avec.
RAINING MELODIES, CHAPITRE III.
Cette nuit là, lui et moi avons évoqué la ténacité des minorités. De ces marges qui choisissent la planque pour être certaines de transmettre.
Ou tout le contraire : celles qui s’exhibent avec un panache insolent, qui se surexposent pour faire valoir leur existence. La créativité fait partie du paquetage classique pour les peuples entrés en résistance.
Les Kurdes sont bien placés pour le savoir.
Pour rejoindre le Kurdistan depuis le Bengale (provenance de ma dernière chronique), un simple transport de l’imagination suffit. Et si jamais, l'actualité sait nous trouver.
Kurdistan. Une terre de contrastes qui s’étend des confins ouest de la Turquie jusqu’au Golfe persique iranien. Un pays au statut mille fois débattu qui emprunte à l'Irak et la Syrie. Les chaînes des monts Taurus et Zagros en forment la colonne vertébrale. Le Tigre et l'Euphrate, mais tant d’autres rivières, y prennent source, arrosant de fertiles vallées.
Environ 40 millions de Kurdes sont écartelés entre quatre pays, sans compter les îlots de peuplement dans le Caucase et en Asie centrale, et la diaspora grandissante en Europe et aux Etats-Unis.
Retour ultra concis sur l’histoire.
Mars 1988 : Saddam Hussein accuse les Kurdes de collaboration avec l’armée iranienne. Les représailles prennent la forme du massacre d’Halabja, consistant en une pluie de bombes chimiques. Une odeur écœurante de pomme se répand sur la ville et en cinq heures, 5 000 vies sont prises.
Le poète kurde Rebwar écrira plus tard cette strophe : "si je ne suis pas comme vous une histoire perdue, je vous promets de raconter partout la pluie mortelle des oiseaux du Kurdistan, le frémissement de leurs ailes, pour que l'humanité entende le cri sans voix de mon pays endeuillé."
Octobre 1991 : Saddam perd la première guerre du Golfe et pour empêcher le régime irakien de se retourner contre sa population, une zone d'exclusion aérienne au nord du 36ème parallèle est décrétée par les alliés. Les troupes irakiennes quittent le territoire. La région du Kurdistan est sécurisée. Elle regagne un peu d’autonomie administrative.
La culture kurde, interdite jusqu’alors, a de nouveau droit de cité.
Un barde mi-paysan, mi-guerrier, rentre momentanément à la maison. Armé d’un luth saz, affublé du pantoul et du keffieh traditionnels, il surgit sans détours dans le décor. Et avec lui, une chanson au goût de révolution, un étendard hypnotique…
Sous un ciel lourd, depuis une plateforme surélevée et branlante, Şiwan Perwer est campé derrière son micro, le centre de gravité ficelé à la chaise. Il a cloué leur bec aux autres joueurs de cordes qui le dévorent d'admiration. Et comme un dragon barbu à qui rien ne résiste, il ne fait qu’une bouchée de la marée humaine opaque lui faisant face. Il y a là amassées des femmes, mais surtout des milliers de soldats kurdes Peschmerga – des milliers de types en liesse, ahuris, dansant comme des furieux… À tel point qu’on ne distingue plus les limites de la foule ; impossible de dire combien sont ces hardis défenseurs de la cause kurde auxquels le seigneur Şiwan est en train de rendre hommage ! Ce qui est sûr, c’est que les kalachnikovs paraissent ici aussi anodines que les briquets dans un concert de Johnny.
Né dans la région d’Urfa en Turquie, Şiwan Perwer, comme ses ancêtres, crache sa verve de dengbêj, "celui qui dit". Qui dénonce, qui scande les faits d’armes et les heures de gloire. Celui qui se porte garant de la mémoire. Qui célèbre l’amour aussi, et la douceur de la mère. Qui arrache, en somme, le droit d’exalter et de faire du bien en langue kurde.
Le titre de ce tube qui finit de le propulser ce jour-là en demi-dieu de la résistance est "Kine Em". Et c’est une question. Elle signifie "Qui sommes-nous ?"
La chanson y répond avec une fierté mordante, conquérante. Elle s’ouvre sur une comparaison entre le tempérament kurde et la nature sauvage et libre qui l’inspire ; elle balaye les référents identitaires, du terreau zoroastrien aux héros des épopées historiques, des créatures surnaturelles victorieuses du mal au symbole de renaissance de Nowruz (l’équinoxe de printemps). Elle charge aussi d’une mission sacrée la descendance. "Longue vie au Kurdistan, mort à l’oppresseur !" clame la dernière phrase.
Ce n’est plus une pluie, mais une tornade de mots. Des mots qui disent la communauté / la douleur / la rage / l’espoir / la solidarité / le destin... Ce culot d'être la Voix, Şiwan Perwer l’a payé avec trente ans d’asile politique amorcés en 1976, à une époque où chanter en kurde aux abords de l’Université d’Ankara était un crime. Il atterrit en Allemagne. Sa côte de popularité ne décline pas, ses cassettes circulent sous le manteau, les dealers risquant la tôle en Turquie, et la vie en Irak.
En 2013, Erdoğan autorise le barde à rentrer pour de bon, mais l'essentiel de son œuvre reste prohibée.
Un proverbe kurde dit qu’ "un bon chanteur est capable de chanter, alors même que la demeure croule".
Et justement, en vue de cette chronique, vendredi dernier (comme quoi la vie est un jeu de pistes assez fiable), je passe un coup de fil à l’Institut kurde de Paris. Là, j’apprends que non seulement que Şiwan donnera un concert solo deux heures plus tard dans une petite salle du 11e, mais qu’il le fera en soutien à l’Institut.
L’Institut kurde, fondé il y a 32 ans, va mal financièrement. Cet organisme culturel indépendant, non politique et laïc, qui regroupe entre autres des intellectuels et des artistes kurdes, a besoin de notre aide. De TON aide, toi l’auditeur et de la VÔTRE, chers invité et collègues chroniqueurs. Il menace de fermer. Tous les renseignements et la pétition sur www.institutkurde.org.
Extrait du concert offert à toutes les générations par le raconteur d'histoires Şiwan... Chanson d'amour !
KINE EM? by Şiwan Perwer
Translation picked up here!
"Who we are (Kine em)? Who we are, you ask ?
The Kurd of Kurdistan, a lively volcano, fire and dynamite in the face of enemy. When furious, we shake the mountains, the sparks of our anger are death to our foes.
Who we are ? We are in the east, forts and castles towns and hamlets, rouks and boulders, What irony, what a shameful day ! A slave we are now for blood suckers Yet we saved the Middle East from the Romans and the crusaders.
Who we are ? Ask the Near East, ask the Middle East, villages and towns, plains and deserts. They were once all mine when by war and knowledge we defeated rivals to become crowned over an empire stretching to the borders of India.
Who we are ? We are the proud Kurd, the enemies' enemy, the friend of peace-loving ones. we are of noble race, not wild as they claim. our mighty ancestors were free people. Like them we want to be free and that is why we fight for the enemy won't leave in peace and we don't want to be forever oppressed.
Who we are ? We shall free our land from the tyrants; from the crrupt Shah and Mollas, from the Turkish juntas so we may live free like other nations, so our gardens and meadows are mine again; so we can join the struggle for the good of mankind.
Who we are? It was we who defeated Richard the Lionheart our own blood we shed to defend these regions. A thorn we was in our enemies' side; in our shadow lived the Arabs, Turks and Persian; many a king held my horse's head. Yes, we are the warrior, we are Saladin, the King of Egypt, Syria and Israel.
Who we are ? We are Ardashir, we are Noshi Rawan. In the ancient days rivals feared our caesars regretted our animosity. we knew no fright; in love with adventure; from India to Greece they paid us tribute.
Who we are ? Yes, we are the Kurd, the Kurd of Kurdistan who is poor and oppressed today. our castles and forts are now demolished; our name and our fame' swindled by our assailants, those who set germs into my body to paralize our existence making a nameless soul of us; a nation with no friends.
Who we are? We are the one who despite it all remains the unyielding Kurd; still formidable to the enemy. The smell of dynamite is again in my nostrils and in my heart the strong desire to erupt. we are the fighting valiant of mountains who is not in love with death but for the sake of life and freedom he sacrifices himself so that the land of his ancestors, the invincible Medes; his beloved Kurdistan, may become unchained.
Who we are? One of our ancestors was the Blacksmith Kawa who slayed Dahak, the notorious tyrant to break off chains from Kurdish shoulders and save many heads from the sword and death. The day his vicious reign ended was called NEWROZ, the New Day. When Newroz comes winter departs taking with it the dark harsh times to make place for light and warmth. This is the time, as Zoroaster says, the evil spirit Ahriman is defeated at the hand of Ormazd, the God of wisdom and light.
Who we are? We are the maker of Newroz; again we shall become our own master, the ruler of our land so we may enjoy the fruits of our orchards, relish the sacred wines of our vineyards and put an end to a dark era by seeking salvation in knowledge and science; we shall make another new day and breathe the pure air of the liberty.
Who we are? We are Kordokh, the good old Khaldew; we are Mitani; Nayri and Sobaro; the son of LoLo; Kardok and Kodi; we are the Mede, the Gosh, Hori and Gudi; we are the Kurmanc, Kelhor; Lor and Gor; yes, we have always been and remain the Kurd. Despite centuries of suppression in a country by force divided.
Who we are? We are the children of Lor, Kelhor and Kurmanc who have lost crown and reign to become powerless, betrayed in the name of religion to carry rosaries in their hands duped by the rulers, deprived of might and wealth, fighting each other, divided and torn while my oppressed Kurdistan, my wretched Kurdistan remains prossessed.
Who we are? The chilldren of the Kurdish nation awaken from deep sleep, marching forward, proud as a lion wanting the whole world to know; we shall struggle and continue the path to freedom; we shall learn from great men, we make a vow to our ancestors, to Salar, Shergo and Deysem, that this of our will remain vigorous, unyielding, stronger than death. Let it be kown; we announce with no fear; Liberty is our goal; we shall advance in this path.
Who we are ? We are not blood thirsty; no, we adore peace. Noble were ourancestors; sincere are our leaders, We don't ask for war but demand equality but our enemies are the ones who betray and lie. Friendship we seek and offer my hands to all friendy nations. Long live Kurdistan; death to the oppressor!"
Remerciements à l'inspirateur Adrien (à son insu), à mes copines de collège, à l'inconnu assis à ma gauche pendant le concert, à Kendal Nezan (qui ne le sait pas mais devrait), à la communauté kurdo-parisienne, et aussi un peu à Danielle Mitterand.