LUNDI 7 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !
Il y a quelques jours, lorsque Franck Medioni [le rédacteur en chef] m’a annoncé « tu commences lundi », je me suis précisément demandé "mais par quoi commencer ?!"
Une mappemonde boursouflée a surgi dans ma tête ; plusieurs terres émergées se sont mises à clignoter, puis la mappemonde a entamé une rotation sur elle-même, révélant le double de points lumineux… comme autant de sources sonores. J’ai vu défiler des tas de musiciens en costume traditionnel, quelques pseudo rebelles en jean. Des voix, des instruments, probables et improbables… et une cacophonie monstrueuse s’est imposée. Des confins sibériens à l’île de Pâques, je venais d’être aspirée par la profusion des traditions orales sur notre petite planète hypnotique. Dans le même temps, ce chaos, que je dois moins à une imagination fertile qu’à une réalité musicale tangible, m’a donné envie de sourire franchement : j’avais au moins le titre de ma chronique, « Bazar stéréo » ; et je me souvenais du même coup de l’inépuisable et heureux bordel que constitue le Tout-Monde.
J’ai alors pris une grande respiration.
La voix bienveillante posée sur mes rêves de musiques commençait à me parler. Celle d’un poète insulaire qui accompagne mes périples, un poète à l’utopie téméraire qui a mis à flot une idée qui danse.
Je vous le donne en mille : Edouard Glissant, le prophète de « la créolisation infinie du monde ».
Lui, il n’a eu de cesse de célébrer l’entrechoc des peaux, des langues, des cultures, des traditions, des imaginaires, des croyances... là où la plupart d’entre nous se désespèrent de l’uniformité réductrice de la mondialisation. Lui, il a préféré voir dans l’accélération des interactions humaines et des frottements culturels initiés par l’esclavage l’éclosion d’un Tout-Monde, Ce grand Tout qui n’en reste pas moins fait de milliers d’archipels… « Notre univers tel qu’il change et perdure en changeant ».
D’un point à l’autre de la planète, nous nous mêlons ainsi les uns aux autres dans un mouvement inflexible, désordonné, toujours incertain, fluide aussi, fait de partages, d’hybridations, d’enrichissements… peut-être même de respect et d’égalité. Tout le contraire de la coca-colonisation et des servitudes en tous genres.
Edouard Glissant, c’est la voix qui fait du bien. J’ai donc décidé qu’officiellement, j’en ferai l’espèce d’ange gardien de cette chronique.
Et parce qu’évidemment j’ai envie, égoïste, de vous présenter des musiques qui font bondir mon cœur, je me suis justement mise à l’écouter – mon cœur.
On commence toujours par les Anciens. « Ceux qui sont sous la terre », dit mon papa tijâne de Dakar. Ils sont les gardiens qui ont transmis. Les passeurs de mémoires, les inspirateurs qui, bien que disparus, contribuent à qui nous sommes, au présent.
Un regard espiègle adouci par de longs cils a alors fait son apparition dans mon esprit… Un petit monsieur, avec un corps aérien, toujours paré de boubous élégants. Une inspiration droit venue de Dakar qui s’est absentée de nos vies il a vingt jours exactement.
Je parle de l’un des plus grands maîtres percussionnistes du XXe siècle, l’emblème de la tradition musicale wolof, le seigneur légendaire du tambour sabar : El Hadj Doudou Ndiaye Rose.
Le 19 août, je reçois un texto : « salut ma fille, je viens par ce message t’annoncer le décès de notre père Doudou ». Grand chagrin très soudain. Je fais suivre la nouvelle et je me repasse en boucles les moments partagés en mai dernier. Doudou et ses fils étaient impliqués dans la création donnée en ouverture du festival des musiques sacrées de Fès, au Maroc, dirigé par Alain Weber. Caroline Bourgine, chroniqueuse bien connue au New Morning, et moi-même, avons eu l’honneur de passer plusieurs jours en sa compagnie. Voici un griot qui aura assuré pas loin d’un siècle d’histoire aux côtés des puissants du Sénégal – à commencer par le Président Senghor qui le chargea de la débauche de rythmes marquant la fête de l’indépendance en 1960.
Doudou était ce génie inventif qui ajouta un tambour soliste, au fût léger, à la famille des tambours sabar, instrument indispensable à la ponctuation des événements de l’existence collective et individuelle (naissance, initiation, mariage, etc.). Ce qui lui permit de tirer son épingle du jeu en tant que poids plume. Il était ce dramaturge du rythme qui imposa sa vocation à un père réfractaire. Il reçut un enseignement académique à l’école des arts et emprunta les routes du Sénégal pour collecter les rythmes traditionnels auprès des vieux. Il puisa ainsi dans l’instrument fait de baobab et de peau de chèvre des effets symphoniques. Il était surtout ce maître un peu shaolin qui s’adonnait à la passation du savoir.
Dans l’esprit autant que dans l’attitude, en mai dernier, Doudou Ndiaye Rose semblait rattrapé par les atours de l’enfance. Sa légèreté tenait sans doute à sa liberté… : le Tambour major avait parcouru le monde entier, tout vu, tout entendu, tout connu déjà. Et pourtant, ses questions abondaient… L’ancien était habité par un étonnement philosophique à faire pâlir d’envie.
Seul son souci de protéger ceux qui lui étaient proches – ses épouses et sa descendance époustouflante, semblait le rendre vulnérable. Au petit déjeuner, je testais sa précision en l’interrogeant sur les noms de chacun de ses petits-enfants… et sur leur nombre, que je n’ai finalement jamais reporté. Plus d’une centaine, sans doute. La famille s’étend désormais des Etats-Unis au Japon. Femmes et enfants pratiquent le sabar, dans sa version percussive autant que dansée.
Le temps ne semblait en aucun cas affecter l’assurance, la vigueur et l’autorité qui constituait sa marque de fabrique. À 85 ans, lorsque le chef d’orchestre entrait sur scène, sa majesté semblait se redéployer. Un mouvement d’aile magnétique, sur la pointe des pieds. Et la cadence gracieuse d’un lion qui charge. Personne n’aurait osé modérer son appétit de direction et encore moins son talent à le faire. Un tournoiement de baguettes plus tard, ses fils étaient parfaitement en place, prêts à embraser l’espace de leurs frappes puissantes.
Doudou a officiellement célébré son anniversaire en juillet dernier à Dakar. Il bouclait sa carrière, sciemment… au terme d'une trajectoire sidérante. ll est parti comme il a vécu : d'un trait. Sans chichis. Il a fermé les yeux après avoir veillé quelques jours sur son fils Ehadji Moustapha Ndiaye, un solide batteur que les pluies avaient rendu un peu k.o., et surtout après avoir « levé le corps » de son fidèle compagnon, Vieux Sing Faye, mort 24 heures avant lui…
Doudou, et après ? Après justement, il y a tous les héritiers, petits et grands, que le mage a formé… Transmission !
Le jeu, c’est d’abord le désordre. Dans la cour familiale, l’enfant de trois ans bat la mesure sur des bidons. Puis il se voit progressivement imposer la discipline. Son savoir rythmique, intuitif et mimétique, est structuré par les aînés. Un griot, pour entrer dans le sérail, doit connaître au moins 1000 rythmes, disait Doudou. Trait d’union avec les forces de la nature, le divin et les aïeuls, il revient toujours au griot d’entretenir le foyer quotidien de l’âme collective.
Explorez la page hommage dédiée à Doudou sur le site média de la Philharmonie. Vous y trouverez un concert qui a eu lieu à la Cité de la musique, à Paris en octobre 2010. Il met en scène 8 fils et petits fils de Doudou âgés de 8 à 13 ans. Immergés dans la musique depuis leur plus jeune âge, ils sont les témoins privilégiés de la vie sociale dakaroise. On les appelle Les Roseaux, petit hommage de Doudou à sa propre mère, Rose.
Remerciements à Luciana Penna-Diaw, ethnomusicologue spécialiste du sabar, et Yannis Adelbost, tous deux membres de l'équipe de la Philharmonie de Paris.