LUNDI 21 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !
Brishti sharajibon ridoike bhiji é déye. ≫ Une vie entière de déluge humecte l'âme.
Proverbe bengali
RAINING MELODIES, CHAPITRE I.
Paris, rive gauche. 8e et dernier étage.
Une chambre miniature propice à la rêverie. Au-delà des toits, le ciel.
La grisaille se convertit en épaisses nuées. Les nuées se déplacent à pas de géant.
Soudain, la goutte inoffensive est ralliée : en lignes verticales, elles sont maintenant une armée.
Donnez-leur de la pesanteur et du zinc et elles mueront en notes…
Le téléphone sonne. Un appel amical de Calcutta. Au bout de quelques instants, la communication s’interrompt.
J’ai juste le temps d’attraper : « hey bondhu, coming back soon, network is very bad, big rain’s coming. »
Puis la voix laisse place à un biiiiiiiiip… et à un état de manque.
Ce matin, un petit frère de Calcutta enregistre la pluie avec son portable et m’envoie ce son :
Mon imagination reprend sa liberté plus rapidement qu’un nuage. Calcutta n’est jamais très loin.
Je me transporte mentalement dans ses artères sud. Aux abords de Dhakuria Bridge.
Tous les quartiers valent la ville. Il faut s’y enfoncer. Il faut lui faire l’amour. Y regarder tout, tout le temps, comme au premier jour. Celle ou celui qui accepte de lui appartenir est systématiquement récompensé(e). Sa lumière est magistrale. Sa désuétude est irrésistible. Son conservatisme est une bénédiction.
À présent, j’ai des frissons. L’humidité sature l’air chaud. La pluie vient de cesser sur la ville. La mousson est en queue de comète ces jours-ci.
Les Bengalis s’obstinent à contourner les flaques acrobatiquement, les pieds déjà mouillés. Les Ambassadors flashies-défraîchies n’en ont que foutre et éclaboussent à toute blinde. Les rickshaws wallah relancent leur ballet du point A au point Z, du point Z au point A. L’intense activité reprend ses droits comme on arrache un pansement. Les échoppes de rue dévoilent à nouveau leur bric-à-brac. Les vendeurs de subji en longi sortent leur museau. Les chiens se frayent un chemin vers les poubelles. Les poules encagées recommencent à caqueter pour appeler au secours. Les chalands propres sur eux renoncent au spectacle du ciel et se résignent à retourner derrière le comptoir…
Calcutta, bastion royal destitué, cité de Kali Ma la possessive. Calcutta, matrice des arts. Avec ou sans pluie. Dont les habitants sont des poètes de l’anarchie en ordre. Et franchement tous. Évidement les esprits imaginatifs d’abord : les vieux qui savent tout, les Didis qui font la morale à plein temps, les hordes de djeunes qui larguent les amarres la nuit, les révolutionnaires du lendemain qui sirotent à Coffee House, les poètes érudits qui fument bidis sur clopes, les libraires spécialisés dans les éditions cramoisies de Tagore, les cinéastes qui se disputent Ray ou Ghatak, etcétéra, etcétéra… Mais aussi, bien sûr, les pandits et les vidushis de la tradition musicale savante.
Monsoon time. Une saison magique sur laquelle les maîtres aiment broder.
On raconte que les génies musicaux de l’Inde ancienne ont constaté (de leur yeux constaté) que certaines notes, portées par certaines phrases, ont le pouvoir d’obscurcir le ciel et de percer les nuages. On continue, d’ailleurs, de revendiquer les faveurs des Dieux en chantant. L’opportunité d’une tentative : égaler la nature, rivaliser avec son audace, la talonner jusqu’à la sublimer.
Parmi le corpus de ragas qui est donné à entendre lors de la saison des pluies, il y en a un qui séduit largement : Megh. Son ancienneté est indiscutée. Sa genèse vaut celle du système musical classique indien, puisqu’il appartiendrait aux six ragas « primitifs ».
Megh renvoie, en sanskrit, aux nuages, à la pluie, à la guerre – aussi. On attribue à Mian Tansen, théoricien, compositeur et virtuose, grand chouchou de la cour de l’Empereur Akbar au XVIe siècle, une idée : « le Rag Megh se manifeste dès que les nuages se rassemblent dans le ciel et que les premières gouttes s’écrasent contre la terre. Il s’impose d’emblée. Ce n’est pas une création de l’esprit. C’est un fruit de la nature elle-même. »
Il se raconte ainsi que Megh, dédié au royaume de l’eau, aurait les mêmes caractéristiques extatiques que son opposé Deepak, traduisant le domaine du feu. Jouer Deepak au creux de l’été, lorsque toute chose vivante se dissout dans une chaleur intenable, c’est courir le risque de l’incendie. Megh, l’incarnation de la mousson qui succède, vient faire la nique à la cruelle sécheresse. Le rag éteint les flammes… non sans un certain sens du drame. Mais en épargnant tout à fait celles qui jaillissent dans le cœur du mélomane.
Une interprétation célébrissime du Rag Megh Malhar par Ustad Amir Khan, chanteur vénéré disparu il y a 40 ans, à travers un film expérimental de 1974 conçu par la Films Division of India. Peut-on faire mise en scène plus romantique ?
Remerciements au ciel et à Lionel Bodis, Pierre-Antoine Lasnier, Soumik Datta, Denis Teste.