Dedans jusqu'au cou, jusqu'au cœur - Virage plein est - KengTung
Depuis l'ouest de l'Etat, routes barrées par la junte - Centaines de kilomètres impénétrables pour d'obscures raisons - Les Shans s'organisent, dit-on - Accès par voie aérienne dans l'un ou l'autre des deux vieux bolides à hélices - Complicité du touriste obligeant grimace, saignée dans ses dollars - Pleine mousson, le sourire barbouillé de rouge des hôtesses n'y peut rien - Vol taxi W9119 zigzaguant au-dessus du pays : depuis Heho, à 4 reprises, s'envole et regagne la piste - Je m'abandonne -
Plis hirsutes de montagnes parsemées de jungles, sillonnées de cours d'eau, quadrillés de chemins boueux, ponctués de rizières fluorescentes, émaillés de légendes - Triangle d'Or - A mesure que l'avion progresse, l'imaginaire s'élime, s'affute, dans un même mouvement - Frontières si proches, isolement si grand... - Carrefour éclatant, royaume perdu - Milices insurgées, armées communistes, seigneurs de l'opium, bandits fidèles, satrapes des maquis, casinos dissimulés, caravanes blanches, jeux de chasse, tribulations nocturnes, héros divinisés taï khun tels Khun Sa ou Sai Leun - Fragiles redditions et pactes militaires sur la base d'échanges douteux - Dans le fief des mécréants, allez savoir qui est le plus hors-la-loi - Cigarettes chinoises, paraboles thaïlandaises, buffles laotiens - Surtout, mosaïque de villages akha, palaung, wa, lao, eng, lishaw et j'en passe - Règne des Nats et des croyances animistes, perçées des missionnaires et conversions à la louche, cimetières et wat plutôt que kyaug... - Sous mes pieds, la source du fantasme, concentrée en un nom magnifique : Birmanie -
Tempête à KengTung forçant la halte à Tachileik - Offensive française dans le rayon noodles de la gargotte défraîchie de l'aéroport - Rencontres au goût de piment - Depuis son propre salon, l'officier du MTT se voit arracher une dizaine de permis de transit - Le bus avance en colimaçon, d'un check point au suivant - Pluie vengeresse - Tard dans la nuit, secoués dans un pick-up empruntant des rues désertées - Boire du vin - Bien tombés - Tomber - Dormir, enfin -
2 jours qui font 5 - De ces lieux mythiques dont une seule heure sous-tirée convainc de l'intérêt de s'éprouver - Pour être heureuse, me réveiller -
Petit matin du 1er jour - Je chante à l'intérieur : "en voyage, je ne suis plus... ni ceci, ni cela" - Trishaw tape cul vers les hauteurs - Plus mes pieds foulent l'argile, plus je me lave - Pilotis et potagers à vue - Annoncés par des bâtards aux longues canines et au poil hérissé - Première gnôle descendue auprès de l'âtre - Femmes cochons d'Inde : bavardes - Vies de misère aux abords des rizières - Crapahuter me procure une vive joie - Le vieux propose son balcon de bois - Il y a là, exhibés, plusieurs générations de portraits - Celui qui me parlera plus tard de la dame du prix nobel concocte le riz frit et le chou sous la suie calcinée - Régal pour nos papilles - Un peu saouls - Plus loin, école akha grouillante - Brume et odeur de morve, de poussière, chahut généralisé - Nous autres blancs jouons, baguette de bambou, carte du monde autocentrée et sourires crispés - Sur ces terres converties, les mômes sous leur petit bonnet brodé gazouillent une mélodie... "Ce n'est qu'un aurevoir" ! - Juger la farce scolaire et religieuse - (...) - Observer l'ingénieux bricolage de bambous amenant l'eau - Pourquoi donc attendre d'être aux confins pour respirer...? - Unième village, déserté - Nous rejoignons les arrêtes pour attraper les femmes - Je les entends au loin et bondis à travers le maïs - Dans une pente, les paysannes coiffées plaisantent en fumant le cigare - On défriche tour à tour - Rires moqueurs sous l'arc en ciel - L'aînée rock'n roll avec sa voix virile, ses jambières colorées, ses cheveux encadrés de perles et d'argent et sa petite jupe noire plissée - J'aime d'emblée sa réserve mêlée de franchise - Nous redescendons les flancs dans la glaise - Mille fois, j'en veux encore -
Petit matin du 2ème jour - Cette fois, celui qui parle anglais veut nous hisser plus haut - Numéro d'équilibriste sur les rebords spongieux des rizières - Trouver un passage coûte que coûte - La rivière furieuse, de l'eau jusqu'à la taille - Un arbre abattu oblige le remake d'un film épique - Je fais moins la maligne - Monter encore, tout glisse - Trempée jusqu'à la culotte, jusqu'aux os - J'enlace ce paysage de fortune - Croiser la mou étonnée, limite réprobatrice, des vaches - Passer un premier portique, cerné par deux sculptures inquiétantes, caricatures rituelles - Le masculin sexe en érection, le féminin bas-ventre rond - Passer un second portique, dominé d'une croix, superstitions inoculées - Poulaillers et porcheries surmontés d'habitations - Habitations distribuées autour d'un puits - Puits que jouxte le terrain de chinlon - Plus communautaire, tu vas en enfer... - 28 maisons, 28 familles, depuis quand, depuis toujours - Déjà 15 marmots, au bas mot, chez Misha & Djado, les doyens du bled - Un cycle très particulier s'ouvre ici, maintenant, comme à chaque saison des pluies - Le dancing festival des Akha dont Djado narre la genèse - Sur le bout de ses doigts crasseux, il compte les siècles : "après 70, peut-être 45" - Je fais le scribe, récit mythologique - Le vieux, il a un regard espiègle, un chapeau rond et une tresse noiraude - Surpris - Les éclaireurs n'avaient emmené personne depuis 2 ans - Il se souvient d'une femme blanche venue de Thaïlande, prêcheuse - Autour de la table assaillie de mets et de saké, les questions fusent - Les Guillaume engloutissent les dés de cochon et d'ours (un chasseur aurait tué l'animal répertorié dans le livre d'images) - Les vapeurs d'alcool remparts au froid - Chaque seconde mémorisée - Cadeaux contre repas goûtu sous témoins - Djado ne cesse de scruter l'heure - Il dit que sa fin est proche maintenant, il dit aussi qu'il est temps de monter le mystérieux lieu de danse, il dit enfin que sa montre d'un jaune brillant vient de loin - Je réclame la musique - Il s'éclipse pour muer en Akha et je découvre, ébahie, une sorte de khène - Le lagyi présente un ensemble de tuyaux de bambou rehaussé par 3 découpes de cucurbitacée, un bourdon, une mélodie - Je retiens, mutique, les larmes qui pointent - La tristesse imminente portée par l'air - Mon radar à pépites - Les enfants aussi, bouches-bées : ont-ils déjà aperçu l'instrument ? Ont-ils déjà vu le quinquagénaire danser ? - L'atmosphère tourne à la fête - Tous accourent en réponse à nos maigres chansons de scouts - Je compte les femmes et leurs parures, les bébés engourdis en bandoulière, les jeunes, railleurs, et leur t-shirt de catch américain ou de séries bollywoodiennes - Ne priver personne d'une bonne vieille danse des canards valant applause - Promettre sérieusement de revenir - Au retour, faire pipi dans les fourrés en ayant opté pour le meilleur spot sur la vallée - Piste défoncée, trishaw capricieux - Se jucher sur une benne volante chargée à la gueule de caillasse, retraverser la campagne, pouilleux et bienheureux - Le soleil du soir décline sur 3 cœurs légers - Mes camarades prendront le vol et je resterai
Petit matin du 3ème jour - Le guide cache un autre guide et aussi un ami - Promesse trahie (désolée toi qui te reconnaîtra) : dans le dos de mon allié, casquée, rejoindre un village en liesse - A peine 9h, déjà 9h, honorer l'alcool, à défaut d'assister au sacrifice rituel - Jour béni, champs délaissés - D'un cabanon à l'autre, boire dans la pénombre, sur la paillasse, dans une odeur de graisse bovine réchauffée - Et rire de nos différences - Premiers échanges donnant le ton d'une journée hautement philosophique - Sonnés, reprendre une piste dont les obstacles et les crevasses n'ont plus guère de secret - Croiser une réunion publique indépendantiste shan, parler de celle qui lutte en résidence surveillée, évoquer le talion et la justice - Être prudents, patients, l'un avec l'autre, décoder les sous-titres - S'apprécier, vraiment - La mobylette trace, la pluie ronge - Le chemin en contrebas, terre rouge traîtresse... Je cours devant, il suit - Slowly, slowly, petit à petit - Petits ponts, petits stops, petites tranchées circulables, petites chutes, petits fous rires - Je cours encore - Vers les cimes - Il pousse, il traîne, la machine faillit face au pouvoir des jambes - Finalement, le village du jour d'avant se découpe dans le brouillard - Regrettablement calme, mousson flingueuse - Aussitôt poussés dans une baraque - Équipée la baraque : TV diffusant de surprenants clips akha, catégorie karaoké - Des Lao, passablement saouls, en visite chez le proprio - Du buffalo grillé et des concombres géants, n'avoir d'autre choix que de vider les verres, cul sec - Tout me brûle - Les femmes s'agitent, ouvrent des coffres - Poupée d'un jour, s'amuser follement, à mon détriment - Gestes experts contre maladresse étrangère - Coiffer, déshabiller, parer, s'entretenir, tenter, contempler, exhiber, remettre ça - Je veux savoir ce qu'est le dancing festival - Comprendre enfin que "danser" signifie "se balancer" - 2 jours nécessaires à l'obtention de ce résultat - Un crash des nues... Alors, il n'y aura point de "danses" ?! - Je filme la mère de 10 enfants s'envoyer en l'air, la jupette à l'envers, trois pirouettes et puis s'en va - Car le soleil s'est esquissé - Un autre jeu s'impose alors : photographe officielle - Rassembler, faire pauser, recommencer - Douce vengeance, rôles inversés - Je songe aux albums de mon arrière grand-père l'exilé - La rumeur m'amène une colonie de sourires édentés et de ventres bombés - Je soupèse les piastres de commerce de l'Indochine française, 27 gr c'est écrit - Les vieilles et leurs belles-filles ne sont pas que charmantes - Les hommes parodient le désintérêt et finissent bien entendu par s'incruster - Quant aux enfants, évidemment, ils restent les meilleurs clients - (...) - Près du fourneau de bûches et des oiseaux exotiques capturés en forêt, le comité réduit engage un long conciliabule - Ravie de cette diversion tant est pénible la déglutition du poulet assassiné sous mes yeux un chouilla plus tôt - L'interprète officiel semble assurer - "Les hommes veulent descendre à la ville pour rencontrer des gens d'ailleurs, des gens qui savent, des gens comme toi" VS "Les touristes veulent monter au village pour rencontrer des gens d'ailleurs, des gens qui savent, des gens comme vous" - Ou comment l'herbe se trouve être toujours plus verte chez le voisin - Echange foncièrement équitable et passionnant - Au fond, nous parlons la même langue - Ambassadrice temporaire du Far West au Far East - Me vouloir honnête, clairvoyante, douce et fluide - M'appliquer de dans mon costume akha - Quitter sous protocole l'assemblée , déballer les présents en forme de savons, brosses, paracétamol, billes, miroirs de poche, aiguilles à broder, cahiers, tabac à rouler et cerf volant decathlon - Une dernière partie de chilon - Aurevoir - L'expédition est rude, nos corps malmenés par tant d'excès - Des jeunes et leur deux roues coincés dans un chausse-trappe - Repasser les barrages de boue - Perdre de vue mon ami - Attendre seule, essoufflée, au milieu de nul part - Sur la piste descendante, moteur coupé, nous ne cessons plus de discuter - Grâce à ses générateurs, KengTung s'illumine la nuit tombée - Je repère à une encoignure un match de football impliquant Manchester - Merci le gouvernement de n'avoir pas su faire taire les ondes des TVs étrangères - Nous fonçons façon Barbecue satay - Amis, je vous dis...
Midi du 4ème jour - Dimanche saint - Ce dont je ne me suis pas vantée, c'est que, pendant 3 jours, notre argent d'Européens bien pensants a servi une cause un peu plus grande que nous : Dieu, autrement nommé Jéovah - Hors champs, mon nouvel ami guide effectivement ses concitoyens vers la Vérité vraie - Il officie dans le gang local des Témoins - Cette idée que le porte à porte apocalyptique ait produit des fruits ici, m'amusait - Loyale ("croix de bois, croix de fer...") et excitée, je saute sur la moto qui m'emmène à la messe - Dans la petite salle blanche, les prêcheurs de 4 à 70 ans serrent la main de la Française - "Hello Sister", leur regard intensément plongé dans le mien - 2 heures durant, être sidérée par l'humilité de l'assemblée, traquer les moustiques, écrire ces lignes, observer le ballet des enfants s'ennuyant, prêter attention aux textes pointés par ma voisine, gratter les boutons résultant, lire la version anglaise du n° de juin 2007 de Watchtower, repenser à la boite à rêves des derniers jours, faire le point sur quelques adages bibliques, admirer l'égo grandiloquent de notre guide en représentation, songer à sa formule "Je n'aime que 3 trucs made in China : leur bouffe, mes chaussures et ma femme"... - Le même homme cumule a priori une panoplie de contradictions, constitutives de son charme - Donner l'impression d'avoir 15 ans lorsqu'il débite une blague, puis froncer subitement les sourcils avec un air consterné si on a le malheur de rebondir - Épouser une femme plus âgée qui ressemble comme une goutte d'eau à sa mère, sinon qu'elle est chinoise (droit du sang ici) et que sa mère s'y oppose vigoureusement - Insister dans un pur esprit prosélyte sur la nécessité d'honorer ma parole en venant à la messe, tout en déclarant que devenir Témoin de Jéovah est simplement moins coûteux qu'autre chose (de toutes façons, il n'aurait pas su quelle religion choisir tant il y en a) - M'expliquer combien ça le gave de faire une journée de prière et d'étude à Mandalay alors qu'il dirige aujourd'hui sa chapelle - Il est unique et croustillant, son cœur est grand - La preuve ce soir encore - Après mille menus services rendus, un jus d'ananas et un moelleux au chocolat suspect - Nous dire aurevoir - Réfugiée dans mon pigeonnier, je tapote sur mon clavier quand soudain le revoilà - "Come on" - Traverser à toute blinde la petite cité, atterrir devant une église - Pour la clôture du dancing festival, pour l'Assomption, des groupes se succèdent et font swinguer curé, bonnes-sœurs et mamies akha - Jésus Christ clignote devant tant d'audace - Deux jeunes grattent en chantant des ballades romantiques, mon enregistreur n'en perd pas une miette - A la sortie, faire mes hommages à la meute d'enfants, être raptée dans une cahute aux abords de la route, rencontrer Hlaing Bae, un adolescent formidable, bisouter une palanquée de bébés boutonneux - Mon ami nous rejoint et s'empare de la guitare pour faire chanter la tribu improvisée - Débarrassés des boulets, nous finissons pompettes dans un restau routier - Temps d'initier notre 51ème dialogue interreligieux - Devoirs de vacances - Pour lui : "pourquoi consentez-vous librement à emprunter le modèle occidental ?" - Pour moi : "pourquoi ne pas croire plutôt que croire ?" - Cette fois-ci est la bonne - "Good luck" - Je fais le vœu de revenir -
Petit matin du 5ème jour - Peu dormi - Pas un pincement mais carrément un arrachement - De jolies personnalités s'arrêtent ou me hèlent pour échanger - L'anglais est essentiellement le fait des anciens et des pieux : élèves des écoles catholiques, pasteurs et séminaristes, parfois guides retraités - Dans cet ordre, décliner provenance, âge, statut social ("not maried ??!!!"), métier ("and you get money with it ??!!!), activité du jour ("time for tea party ?"), destination - Entre admiration et compassion, regarder partir la femme seule - Remplissage de sac et maints négoces dans ce vaste marché, incroyablement tranquille - Monnaie ancienne convertie en bijou akha, K7 et VCD kitschissimes, anti-moustique aux huiles essentielles, pantalon masculin et chemisette pour naine, fruits exotiques, stickers shans, thé fumé... - Provisions de noodles et sucreries emballées dans feuilles de bananier -
Maintenant, le bus à travers les montagnes couvertes de forêts denses - Luxuriant - Tout le monde me soigne - Placée au premier rang, place si convoitée - Le coéquipier du chauffeur me sourit fièrement chaque fois qu'il enfourne un VCD de clips américains - Direction Tachileik, à la frontière - Parce que le prochain vol théorique depuis KengTong n'est que mercredi - Je ne sais pas où je dormirai ou si je trouverai un autre billet pour un endroit non décidé - Et cela n'a aucune importance - Un grand calme s'est installé en moi -
Edith, 15 août 2010