On June 30, 2015 | at Patronage Laïque Jules Vallès, 15e arr.
With Sanjeev Shankar & Ashwani Shankar, shehnaï | Anand Shankar, tabla
A production of ECHO Collective ! With the cooperation of Alain Lutic.
Disciples d’aujourd’hui, grands maîtres de demain
Il est loin le temps où de prestigieux musiciens de cour divulguaient leur art dans les alcôves des dynasties rajputs et des nababs moghols ! Les descendants de ces familles d’artistes vivent désormais dans de classieux appartements, en Inde ou à l’étranger, et cessent rarement de voyager. Le tumulte de la vie urbaine a remplacé les palais d’antan, les jardins luxuriants, les pépiements d’oiseaux. Le mécénat s’est tari, contraignant les musiciens d’aujourd’hui à des stratégies plus téméraires.
Mais leurs salons clinquants restent peuplés d’une multitude de photographies, d’archives, de trophées égrenant l’histoire de la lignée et ses glorieux épisodes. Il y a là toujours du passage : disciples venus pratiquer, co-musiciens invités pour le thé ou mélomanes de tous bords se croisent sous les portraits bienveillants de Sarasvatî, déesse omniprésente de la connaissance et des arts – car nulle création ne peut naître de l’ignorance.
L’adhésion à la cosmologie et à la théorie du Beau qui sont au commencement du rāga, l’obsession de l’excellence artistique, la constance dans la discipline, le rêve de la consécration ou le simple goût des légendes… Tout cela semble demeurer intact, comme un revers aux maux modernes.
Sanjeev, Anand et Ashwani, dans l’ordre des naissances, sont de cette trempe-là : les deux pieds dans le monde, le cœur en quête de sacré, l’esprit habité par l’héritage savant.
« Façonner la beauté »
Comme leurs maîtres et aïeux, les frères tentent de prodiguer le rasa, ce climat émotif dans lequel ils développent un discours musical constitué d’une profusion de formes, d’arabesques qui s’enchevêtrent, de notes qu’ils caressent, qu’ils font attendre, qu’ils soignent jusqu’à l’épanouissement, selon des styles et des rythmes variés. Ce développement peut être considéré comme l’aspect artistique du rāga, mais aussi l’instrument qui en révèle et en exploite les possibilités expressives.
Les mots de l’Indianiste Alain Danielou résonnent plus loin : « le but de la musique hindustani n’est pas de paraître belle mais de suggérer, de façonner la beauté. Elle évoque la splendeur des saisons et des heures de la nuit et du jour, la profondeur des sentiments, l’intensité des émotions. Elle ouvre la porte des mondes célestes, mais elle reste comme la vérité niranjana, « sans maquillage ». (…) Les harmonies de formes, de couleurs, de sons ne nous paraissent belles que parce qu’elles évoquent une réalité supérieure. (…) Cette unité fondamentale de la matière, de la pensée, de la sensation, de la vie, qui transparait dans la musique nous permet de pressentir la nature du Cosmos, la réalité fondamentale de la Création. »[1]
[1] A. Danielou, L’Esthétique et la musique indienne (article), 1976.
Le shehnaï, instrument roi
L’instrument des Shankar, entre tous le plus auspicieux et probablement le plus ardu, s’appelle le shehnaï. Il évoque son ancêtre persan la surna[1] (instrument à anche accompagnant les festivités) et son cousin le pungî, joué par une certaine caste nomade du Rajasthan. Une légende raconte d’ailleurs qu’un charmeur de serpent aurait été banni de la cour par un Shah irrité par le timbre strident de son instrument. Pour adoucir son humeur, un barbier appartenant à une famille de musiciens aurait alors imaginé le sheh naï, littéralement la « flûte des rois » ou « le roi des flûtes ».
Bien que l’instrument soit représenté dès l’époque védique, notamment sur les peintures murales des grottes d’Ellora ou d’Ajanta, son nom aurait émergé sous l‘ère moghole. Composée d’une pièce de bois dotée de six à huit trous, avec sa anche de roseau et son pavillon de métal, ce hautbois rustique oblige l’initié à maîtriser une palette étendue et nuancée d’embouchures et de doigtés pour moduler un son se déployant sur deux octaves. Sanjeev raconte volontiers que douze mois lui ont parfois été nécessaires pour dompter une seule note, la souffler juste.
La puissance sereine que le shehnaï dégage, la plénitude de son timbre à la fois martial et contemplatif, en font traditionnellement l’allié des cérémonies ; il accompagne les festivités des temples, à la façon du nadaswaram de l’Inde du sud, ou bien participe à l’enlèvement de la promise au cours des mariages.
Il y a un demi-siècle environ, grâce à l’effort porté par quelques maîtres de la sainte cité de Bénarès, le shehnaï entrait officiellement dans le panthéon de la culture savante. Qui mieux que Ustad Bismillah Khan ou Pandit Anant Lal pouvaient le parer de nobles atours et le faire accepter à une élite friande de rāgas mais terriblement conservatrice ? L’ériger comme l’égal des bien aimés bansuri, sitar ou tabla revenait à développer son langage vers toujours plus de sophistication et à reconnaître pleinement la richesse de son répertoire populaire.
[1] Le mot surna serait la combinaison de sur, « banquet » ou « air » et ney, « flûte » au sens « jeu d’anche ».
Une fratrie unie
Ceux qui grandissent dans l’amour de l’instrument et l’ardeur qu’il exige peuvent prétendre lui donner un second souffle. Le chemin a été montré jour après jour à Sanjeev et Ashwani par leur légendaire grand-père Pandit Anant Lal, puis par leur père Pandit Daya Shankar[1]. Dans ce clan de la gharana (école) de Bénarès, la musique est une affaire de passation familiale depuis plus de 450 ans. Les berges limoneuses du Gange ont bel et bien constitué un terroir des plus fertiles.
À la différence d’Ashwani qui opta naturellement pour la voie du shehnaï à l’âge de cinq ans, Sanjeev décida d’apprendre le sitar à l’écoute du célébrissime Ravi Shankar. Il avait alors quatre ans. Trois ans après, un jour que leur père était invité par le maestro en personne pour un récital, Sanjeev fut interrogé sur son choix et aussitôt incité à revenir à l’instrument blason de la famille. Il s’exécuta le jour même. Panditji, plus tard dans l’histoire, le prît sous son aile. Il lui enseigna et l’emmena en tournée aux quatre coins du monde (2005-2012) – ce qu’il fit également pour Ashwani et Anand.
Après avoir acquis la maîtrise au plus haut niveau des rāgas, des tāls et des layas, le talent de chacun d’eux fut récompensé par une bourse du Ministère de la Culture du Gouvernement Indien. Parallèlement, Ashwani décrocha un diplôme en Sciences Politiques, tandis que Sanjeev, spécialisé en musique vocale hindustani, poursuivit ses recherches en sciences humaines. Anand pratiqua quant à lui les instruments à vent avant de se tourner vers le tabla, sous la guidance de Pandit Anup Ghosh, disciple du regretté Pandit Shyamal Bose, et celle Pandit Vinod Pathak, fils du maestro de sitar Balaram Pathak, disparu depuis.
[1] Enregistrement de Anant Lal et Daya Shankar
On ne compte plus le nombre de leurs déplacements au gré des concerts et des enregistrements: de Delhi à Tokyo, via New-York, Dublin, Ljubljana, Budapest, Dhaka ou Madrid… Ils expérimentent au fil de créations interdisciplinaires – on se souvient de l’opéra Orfeo Crossing The Ganges (2013). Ils collaborent bien souvent dans le cadre de tournées avec la délicieuse et brillante Anoushka Shankar – la fille du Révéré. Ils ont pris part à l’album « Les Rives » imaginé par Titi Robin (2011) – un fervent de leur travail. Ils sillonnent l’Inde et les Etats-Unis avec l’organisation Spic Macay dans un esprit de transmission et d’éveil de vocations. Et ils ont même décroché le prix Bismillah Khan décerné par la prestigieuse Sangeet Natak Akademi (2009).
À vrai dire, on ne les a pas entendu à Paris depuis leur prestation à l’Auditorium Guimet en octobre 2013. Et ce temps passé loin de leur base européenne, les trois l’ont mis à profit pour entrer pleinement dans le sérail convoité des musiciens de la relève. Ils assuraient notamment en janvier 2015 l’ouverture de la très cotée Doverlane Conference de Calcutta, premier festival indien dédié à la musique classique.
Le plus touchant, avec eux, c’est la merveilleuse entente qui les unit sur scène. Ces deux shehnaï s’enlassent, se répondent, se fondent et se séparent avec une science de l’autre que seul, sans doute, un frère peut bâtir. Sanjeev aime dire d’Ashwani qu’il connaît les recoins de son âme. Et Ashwani d’ajouter qu’à l’écoute de certains enregistrements, ils seraient bien incapables d’identifier l’instrumentiste. Anand, de son jeu vif et endurant, berce cette alliance, la fortifie, offrant un piédestal à ces voix jumelles entrant dans une majestueuse résonance.
« Se fondre dans l’extase »
« Dans la sphère des rāgas, Maru Bihag, Shree et Bhairavi comptent parmi mes favoris. Ils conviennent à mon tempérament passionné. Quand je pense “Bhairavi”, je me souviens aussitôt du Bhairavi Festival organisé par la Sangeet Natak Akademi à une époque où j’étais trop jeune pour comprendre. Au cours de sa seconde performance, Pandit Mahadev Prasad Mishra de la gharana de Bénarès chanta un thumri : “Janani, main na jiyun bin Ram”. Je le vis pleurer alors qu’il chantait. Et l’audience faisait de même. J’étais bien incapable de saisir la portée du phénomène, mais je fais le vœu sincère aujourd’hui d’atteindre ce point ultime où l’auditeur, le musicien et la musique qui jaillit de son âme se fondent dans une même extase. »
Sanjeev Shankar, extrait d’un article paru dans The Hindu, en juillet 2010.
[+] Site web des Frères Shankar
Texte : Edith Nicol, avec la collaboration de Alain Lutic, pour le Collectif ECHO.