• •»» Lands of Magic
  • ✺ ❧ Becoming The Natural
  • ⦒ ⦿ Chronicles
  • ☞ ⊹ Blog
  • About
  • Contact

Music & traditions

[under construction]

  • •»» Lands of Magic
  • ✺ ❧ Becoming The Natural
  • ⦒ ⦿ Chronicles
  • ☞ ⊹ Blog
  • About
  • Contact

Chronique #7 Raining Melodies ⟨crôa-crôa⟩

LUNDI 19 OCTOBRE 2015 ⦾ ⦿  PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !

(chaotique enregistrement ! :) 


Certes, le bitume détrempé de la rue des Petites Ecuries appelle un peu moins que les bancs de sable de Marie Galante. [D'ailleurs, welcome back à l'amie de la Guadeloupe et complice, Caroline Bourgine !] 

Pour autant, je ne suis pas lasse de Paris, de l’automne, de sa pluie. La pluie, c’est un peu le ciel qui féconde la terre. Comment la juger moins sacrée que le soleil? Et puis, à y regarder de plus près, il y a autant d’histoires de pluie que de gouttes qui tombent...

RAINING MELODIES, CHAPITRE V.

Il existe une énigme que l’on retrouve sous toutes les latitudes et à toutes les époques : quelqu’un ici a-t-il déjà entendu parler de la « pluie d’animaux » ?

Ce phénomène météorologique rare consiste en l’observation de créatures dépourvues d’ailes, qui pourtant « pleuvent » du ciel. 

Un siècle avant J.-C., le philosophe naturaliste Pline l’Ancien décrivit ainsi une tempête de grenouilles et de poissons. Plus près de nous, en 1794, des soldats français témoignèrent d’une descente de crapauds géants près de Lille. Encore plus près de nous, en 2010, quelque part dans le bush australien, on aurait mis la main sur un spécimen endémique de perches à paillettes tombé des nuages. 

Et aujourd’hui même, les habitants de la province de Yoro, au Honduras, célèbrent la Lluvia de Peces ("la pluie de poissons") au cours de festivités fameuses dans tout le pays. 

 

Je vous laisse enquêter sur les causes et spéculer, au détour, sur l’origine de l’expression british "it’s raining cats and dogs". Et je m’en retourne du côté de la musique, avec ce sujet tellement plus subtil et rationnel : les chansons de crapauds.

View fullsize SFW45060_Page_01.jpg
View fullsize SFW45060_Page_23.jpg
View fullsize SFW45060_Page_22.jpg
View fullsize SFW45060_Page_24.jpg
View fullsize FW06120_Page_1.jpg
View fullsize FW06120_Page_3.jpg
View fullsize FW06120_Page_4.jpg
View fullsize FW06120_Page_5.jpg

 

Aujourd'hui, la destination est arbitraire – l’Amérique du Nord – et le fonds, j’en suis fan. C’est celui du Smithsonian Museum de Washington, avec son label non lucratif : Folkways.

Mon oreille, pour commencer, s’est noyée dans la bible de la musique folk américaine. L’Anthologie de Harry Smith, artiste de l’avant-garde et collecteur nomade, qui s’imposa à sa sortie en 1952 comme un phare sur la mer du patrimoine oral avec ses six volumes et ses 84 enregistrements de terrain.

View fullsize 3.jpg
View fullsize SFW40090_Page_005.jpg
View fullsize SFW40090_Page_003.jpg
View fullsize SFW40090_Page_004.jpg
View fullsize SFW40090_Page_060.jpg
View fullsize SFW40090_Page_073.jpg
View fullsize SFW40090_Page_074.jpg
View fullsize SFW40090_Page_080.jpg
View fullsize SFW40090_Page_087.jpg
View fullsize SFW40090_Page_091.jpg
View fullsize SFW40090_Page_096.jpg
View fullsize SFW40090_Page_099.jpg

Livret de l’anthologie 

 

Ouvrons avec une petite danse cajun enregistrée en 1929 à Memphis au Tennessee dont le crapaud est le héros. L’accordéoniste s’appelle Colombus Frugé. On ne sait rien de ce descendant d’Acadien, sinon qu’il jouait déjà à l’âge de six ans dans les parages d’Arnaudville, en plein cœur des bayous de Louisiane. Prêtez attention aux paroles, vous devriez parvenir à les décrypter… 

Saute crapaud! / Ta queue va brûler! / Mais prends courage, / Elle va repousser. / Va y donc, crapaud! / L'hiver après prendre! / Saute crapaud! / Ta queue va brûler! / Mets (mais?) chère Pauline / Une tasse de café. / Oh crapaud, / Qui q'as fait ton gilet? / C'est Rose Martin, / La fille à maman.

 

Faisons halte dans l’Illinois, avec une chanson accompagnée à la guitare et au dulcimer des Appalaches, cet instrument à cordes pincées et en forme de huit (cousin de l'épinette des Vosges, du hummel flamand ou du scheitholt allemand). Nous sommes dans les années soixante, chez Monsieur et Madame Amstrong et leurs filles, Becky et Jenny. Une famille « Petite Maison dans la Prairie », dépositaires d’un ancien folklore européen… La chanson Frog went a Courtin’ est réputée, puisqu’on lui connaît une foultitude de versions ; huit, rien que dans le catalogue de Smithsonian Folkways ! Apparemment, elle était déjà chantée dans les Iles Britanniques au XVIe siècle.

View fullsize Song_Page_1.jpg
View fullsize FW02335-2 image_Page_3.jpg
View fullsize Song_Page_2.jpg
View fullsize Song_Page_4.jpg

C’est donc l’histoire d’un prétendant grenouille armé d'un pistolet qui part faire la cour à Miss Mousie. Il frappe à sa porte - jusqu’à ce que son poignet en devienne douloureux, il tombe à genoux face à elle et la demande en mariage. Je vous passe les détails mais la jolie souris négocie, et après maintes péripéties, les amoureux prennent la mer pour une lune de miel dans le pays du romantisme (le nôtre).

 

Enfin, il me paraît insensé d’évoquer la tradition orale du continent américain sans faire mention de ses primo-occupants : nos amis Hurons, Sioux, Iroquois, Apaches, Navajos, Hopis, Inuits, Eskimos (et j’en passe)… faisant corps avec la nature et pactisant avec ses habitants non humains.

Natives of North America. Inuit of Labrador, Inuit woman of Greenland, Apache, Navaho, Koshimo woman (Vancouver), Cheyenne, Mandan, Ute, Blackfoot, Woman Moki chief, Nez Percé, Wichita woman. 1914

Natives of North America. Inuit of Labrador, Inuit woman of Greenland, Apache, Navaho, Koshimo woman (Vancouver), Cheyenne, Mandan, Ute, Blackfoot, Woman Moki chief, Nez Percé, Wichita woman. 1914

Ouvrez les guillemets : « Si tu parles aux animaux, ils te répondront et tu finiras par connaître chacun. Si tu ne leur parles pas, tu n’apprendras rien. Ce que tu continueras à ignorer, tu le craindras. Et ce que tu craindras, tu seras tenté de le détruire. » - Chef Dan George, de la nation Tsleil-Waututh (Colombie britannique)

Un vaste sujet qui fera certainement l’objet d’une nouvelle chronique. 

Je vous propose de conclure avec deux danses de la pluie. En tendant un peu l’oreille vers l’invisible, on n'entend pas seulement les batraciens, mais la faune toute entière...

  1. Anthology of North American Indian and Eskimo Music, 1973
  2. Music of the American Indians of the Southwest, 1951
Nicholas Black Elk: "The Holy Land is everywhere". 

Nicholas Black Elk: "The Holy Land is everywhere". 


Pensées parfumées d'estime à Atesh Sonneborn, directeur des acquisitions à Smithsonian Folkways. Remerciements à Bruno et Etienne, le "magic duo" de New Morning Radio. 

tags: Amérindiens, Pluie, rain, frog, toad, grenouille, crapaud, animal, pluie d'animaux, Harry Smith, Anthology, American folk music, cajun, Appalaches, dulcimer, Indigenous
categories: Radio, America
Monday 10.19.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #6 Raining Melodies ⟨Modjadji Queen!⟩

LUNDI 12 OCTOBRE 2015 ⦾ ⦿  PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


Aujourd’hui je capitule face à (1) mon féminisme dans cette radio peuplée d’hommes, (2) le besoin imminent de réenchanter le monde, (3)  l’urgence de nous relier un peu plus à Mère Nature.

Chronique retour au berceau de l’humanité.

Il était une fois une reine des confins sud africains dotée de pouvoirs magiques. Héritière d’une lignée de femmes vivant parmi les femmes, Modjadji (prononcez Mou–Jad–Chi), de son nom, est tour à tour une déesse vivante, un redoutable shaman et une héroïne légendaire. 

Une chose est sûre, c'est que depuis le XVIe siècle, elle met en émoi les raconteurs d’histoires... Elle, la seule et l’unique Reine de la Pluie !

 RAINING MELODIES, CHAPITRE IV.

"La pluie tombe. Qui en est la cause ? / La cause en est la galante « faiseuse de pluie », Reine Modjadji / La cause en est le gouverneur de Monomotapa, du royaume des Karanga / Lui qui fit suffoquer par une pluie outrancière la rivière Molototsi / Notre reine noire de peau avec son visage de python des montagnes… / Si vos yeux pouvaient l’embrasser, alors le soleil s’éteindrait / Et au son du même tambour danseraient la vie et la mort ! / Les yeux de cette femme crachent des flammes / Ils réduisent en cendre la barbe grise des anciens / Leurs yeux rampent sur le sol en sa présence / Elle est une graine féconde de la tribu Kalanga / Ce clan ayant pour totem le cochon sauvage, qui se repaît de viande et dévore les hommes vivants. Le cochon de Bolobedu, la terre mère de la pluie… Une étendue fertile qui ne connaît pas la faim / La pluie tombe. Qui en est la cause ? / La cause en est la galante « faiseuse de pluie », Reine Modjadji / Celle qui mange le foie du lion / C’est du moins que les gens du Bolotswi racontent / (...)"

Texte du jeune poète David wa Maahlamela, originaire du Limpopo, ce territoire au nord-est de l’Afrique du sud où l’on parle, entre autres, la langue sepedi. 

Lobedu territory

Lobedu territory

La Province du Limpopo, dans l’ancien Transvaal, à la lisière du Botswana, du Zimbabwe et du Mozambique, c’est le genre de paysage tentateur qui pourrait nous faire tout quitter : vastes plaines aux camaïeux vertigineux, montagnes colossales, forêts d'essences indigènes, sources minérales... Et vestiges préhistoriques aussi. 

Le Limpopo et ses 160 villages sont le berceau de la tribu Lobedu, aussi appelée Bolobedu, la seule à travers le continent africain à avoir choisi pour monarque une femme.

La tradition orale colporte une foule d’histoires…

En 1580, le conseil des sages du riche royaume de Monomotapa, située dans l’actuel Zimbabwe, crie au scandale en découvrant que la princesse Dzugundini entretient une relation incestueuse avec son frère. La pièce à conviction est un enfant, difficile à cacher.

Afin d’éviter la guerre civile, le roi bannit sa fille de la maison royale, mais non sans lui remettre une corne magique, ainsi qu’une pharmacopée secrète. L’héritière initiée, elle migre sur la rive opposée de la rivière Limpopo et engendre un peuple. De mère en fille, les pouvoirs magiques se transmettent et pendant près de 200 ans, la tribu de Dzugundini prospère.

À la toute fin du XIXe siècle, les esprits des ancêtres informent celui qui est devenu roi des Lobedu, Mugobo, que ses fils lui destinent un complot. Pour ne pas fâcher ses conseillers de l’invisible, Mugobo décide de sacrifier sa progéniture traitresse et tant qu’à faire, d’épouser sa propre fille le jour de sa mort. Il s’assure ainsi que le trône tombe sous le règne du féminin… Féminin, gage de paix !

De l’union du père et de la fille, naît un fils… étranglé dans le berceau. Le second enfant de la reine (avec qui ? la légende ne le dit pas) est une fille. C’est elle qui devient la première Modjadji, entérinant ainsi la dynastie.

Dès lors, la reine choisit la réclusion. En haut d’une colline, des profondeurs de sa forêt sacrée, elle pratique à huit clos l’invocation de la pluie. Et il est vrai que le siège du pouvoir, le kraal au cœur de la région la plus aride du Limpopo, accueille, sous une couronne de brume et d’ondée, la plus grande concentration d’arbres cyclopéens (les Modjadji bread trees)… Tout pousse !

Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province
Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province

Source. 

Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province.
Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province.

Taken at bolobedu ha masthwi. Bolobedu actually means “ho loba” a place were people lose their daughters and sons. Source. 

Booklet about Modjadji (first hand accounts).
Booklet about Modjadji (first hand accounts).

Source

Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province Balobedu tribal traditional dancers, Modjadji Northern Province. Booklet about Modjadji (first hand accounts).

Alors c’est quoi le truc de la reine pour appeler la pluie ?! Il y a cette corne déjà évoquée. Mais aussi la massue votive sertie d’une statuette de cochon sauvage et sur laquelle les mots Modjadji (« la souveraine du jour ») et Pula (« la pluie ») sont gravés. Et au milieu de cet attirail, les formules ésotériques, les danses rituelles, les percussions gomana… On parle aussi de sacrifices d’enfants, d’utilisation de crânes, de potions prenant la peau humaine comme ingrédient… Charmant fumet destiné à chatouiller les nuages. 

Annuellement, la Reine fait état de son aptitude à gouverner au cours d’une cérémonie automnale. Ce jour-là, elle est entourée d’un staff de docteurs en pluie qui risquent gros si leurs pronostics échouent. On prévoit des témoins affublés de cadeaux et quelques sacrifices pour les ancêtres. L’objectif est d’assurer assez de pluie pour garantir l’abondance des récoltes et des rivières. Mais on cherche aussi à glaner quelques tempêtes pour contrer les potentiels ennemis. Ça fait toujours peur, les tempêtes… D’ailleurs, la tribu Lobedu n’a jamais jugé utile de s’équiper en soldats.

Côté vie privée, la Monarque n’est pas autorisée à disposer d’un époux. La coutume est assez stricte. En revanche le Conseil royal lui choisir un harem de quinze épouses sélectionnées dans ses propres foyers, façon diplomatique de lui prêter allégeance. Évidemment, on se demande dans ces conditions comment est assurée sa reproduction... Et bien le jour où elle réclame un enfant, on lui sélectionne un sujet digne de son standing et disposé à combler ses désirs. Lorsque l’appétit de la reine déborde, on procède à quelques arrangements discrets ; il ne saurait être question de frustrer la « faiseuse de pluie ».

Depuis Modjadji I, cinq générations se sont succédées. En sachant qu’une fois la passation des pouvoirs secrets effectuée, en théorie, la reine mère s’empoisonne pour laisser régner la suivante. La lignée est en stand by depuis 2005 suite à une sombre histoire – fait divers et bad karma... (à suivre pour un prochain épisode !).

Makobo Modjadji VI, the last queen (reign: 2003-2005)

En tous cas, pas un seul patron de l’Afrique n’aurait tenté le courroux des reines, de crainte de subir la sécheresse. L’impitoyable roi zulu Shaka aurait adressé à l’avant-dernière Modjadji des émissaires pour recueillir sa bénédiction, la nommant la reine « aux quatre poitrines », eu égard à sa fertilité. Et Nelson Mandela aurait garni son garage avec deux cylindrées de luxes… avant que le Secrétariat d’État à la météorologie ne lui décerne un médaille pour les chutes d’eau prodigieuses de 1996. 

Ah oui ?

Mokope Modjadji V (reign: 1981-2001) / From African Kings, Portraits of a Disappearing Era © Daniel Lainé (2000) // Article New York Times (2001)


Textes/articles : Rain Queens of Africa, The Lovedu Rain Queen, The making and prevention of rain amongst the Pedi tribe of South Africa: A pastoral response, 

Enregistrements : Initiation and rain songs from the Tswana-speaking Ngwaketse of Botswana, Traditional Music of Botswana

Photos : Lori Waselchuck


Remerciements aux soeurs, aînées ou cadettes. 

tags: The Rain Queen, Modjadji, Limpopo, South Africa, shamanism, rain, pluie, Reine, Nature, David wa Maahlamela, sorcellerie, Dinaka, sepedi, Féminin, Reine de la pluie
categories: Africa, Radio
Monday 10.12.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #5 Raining Melodies ⟨héraut kurde⟩

LUNDI 5 OCTOBRE 2015 ⦾ ⦿  PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


Ce soir, une nouvelle histoire de pluie. Une pluie métaphorique et pas tendre.

Au commencement : encore la petite chambre rive gauche, au milieu de la nuit, dans la brume.

Le temps s’égraine jusqu’à l'anéantissement. Mon ami Adrien et moi discourons. Nos pensées, ou plutôt nos suites d’images, refusent apparemment tout tracé - elles préfèrent les voies aériennes. Nos phrases, surtout des bribes, s’articulent comme se fabrique le voyage - d'une décision jetée au hasard jaillit parfois un jeu de dominos miraculeux...

À un moment donné dans la conversation, je songe à un texte entendu sur le vent qui rend ivre. Alléchante, l’idée que la Nature soit un puissant narcotique. Une écoute chassant l’autre, le hasard nous mène à un autre poème : "Printemps Kurde".

"L’averse m’a rincé le cœur, elle l’a tordu comme une éponge, alors le seul fait d’être au monde remplissait l’horizon jusqu’au bord." Ainsi parle l'écrivain-voyageur Nicolas Bouvier, traqueur de pistes.

Dans quelques heures, Adrien aura regagné la chaleur du Bengale indien. Notre été aura eu un goût de souffre, et notre automne ressemble étrangement à un printemps  – avec les intempéries qui vont avec. 

RAINING MELODIES, CHAPITRE III.

Cette nuit là, lui et moi avons évoqué la ténacité des minorités. De ces marges qui choisissent la planque pour être certaines de transmettre.

Ou tout le contraire : celles qui s’exhibent avec un panache insolent, qui se surexposent pour faire valoir leur existence. La créativité fait partie du paquetage classique pour les peuples entrés en résistance.

Les Kurdes sont bien placés pour le savoir. 

Pour rejoindre le Kurdistan depuis le Bengale (provenance de ma dernière chronique), un simple transport de l’imagination suffit. Et si jamais, l'actualité sait nous trouver. 

View on the Mosul Dam lake, the village of Khaneke and the new UNHCR IDP's camp not in service yet, august 2014, Khaneke, iraqi Kurdistan © Edouard Beau

Kurdistan.  Une terre de contrastes qui s’étend des confins ouest de la Turquie jusqu’au Golfe persique iranien. Un pays au statut mille fois débattu qui emprunte à l'Irak et la Syrie. Les chaînes des monts Taurus et Zagros en forment la colonne vertébrale. Le Tigre et l'Euphrate, mais tant d’autres rivières, y prennent source, arrosant de fertiles vallées. 

Environ 40 millions de Kurdes sont écartelés entre quatre pays, sans compter les îlots de peuplement dans le Caucase et en Asie centrale, et la diaspora grandissante en Europe et aux Etats-Unis. 

Retour ultra concis sur l’histoire. 

Mars 1988 : Saddam Hussein accuse les Kurdes de collaboration avec l’armée iranienne. Les représailles prennent la forme du massacre d’Halabja, consistant en une pluie de bombes chimiques. Une odeur écœurante de pomme se répand sur la ville et en cinq heures, 5 000 vies sont prises.

Le poète kurde Rebwar écrira plus tard cette strophe : "si je ne suis pas comme vous une histoire perdue, je vous promets de raconter partout la pluie mortelle des oiseaux du Kurdistan, le frémissement de leurs ailes, pour que l'humanité entende le cri sans voix de mon pays endeuillé."

Rebwar Saeed, La pluie d'oiseaux © Asso. La pluie d'oiseaux

Octobre 1991 : Saddam perd la première guerre du Golfe et pour empêcher le régime irakien de se retourner contre sa population, une zone d'exclusion aérienne au nord du 36ème parallèle est décrétée par les alliés. Les troupes irakiennes quittent le territoire. La région du Kurdistan est sécurisée. Elle regagne un peu d’autonomie administrative. 

La culture kurde, interdite jusqu’alors, a de nouveau droit de cité.

Un barde mi-paysan, mi-guerrier, rentre momentanément à la maison. Armé d’un luth saz, affublé du pantoul et du keffieh traditionnels, il surgit sans détours dans le décor. Et avec lui, une chanson au goût de révolution, un étendard hypnotique…

Sous un ciel lourd, depuis une plateforme surélevée et branlante, Şiwan Perwer est campé derrière son micro, le centre de gravité ficelé à la chaise. Il a cloué leur bec aux autres joueurs de cordes qui le dévorent d'admiration. Et comme un dragon barbu à qui rien ne résiste, il ne fait qu’une bouchée de la marée humaine opaque lui faisant face. Il y a là amassées des femmes, mais surtout des milliers de soldats kurdes Peschmerga – des milliers de types en liesse, ahuris, dansant comme des furieux… À tel point qu’on ne distingue plus les limites de la foule ; impossible de dire combien sont ces hardis défenseurs de la cause kurde auxquels le seigneur Şiwan est en train de rendre hommage ! Ce qui est sûr, c’est que les kalachnikovs paraissent ici aussi anodines que les briquets dans un concert de Johnny. 

Né dans la région d’Urfa en Turquie, Şiwan Perwer, comme ses ancêtres, crache sa verve de dengbêj, "celui qui dit". Qui dénonce, qui scande les faits d’armes et les heures de gloire. Celui qui se porte garant de la mémoire. Qui célèbre l’amour aussi, et la douceur de la mère. Qui arrache, en somme, le droit d’exalter et de faire du bien en langue kurde.

Le titre de ce tube qui finit de le propulser ce jour-là en demi-dieu de la résistance est "Kine Em". Et c’est une question. Elle signifie "Qui sommes-nous ?"

La chanson y répond avec une fierté mordante, conquérante. Elle s’ouvre sur une comparaison entre le tempérament kurde et la nature sauvage et libre qui l’inspire ; elle balaye les référents identitaires, du terreau zoroastrien aux héros des épopées historiques, des créatures surnaturelles victorieuses du mal au symbole de renaissance de Nowruz (l’équinoxe de printemps). Elle charge aussi d’une mission sacrée la descendance. "Longue vie au Kurdistan, mort à l’oppresseur !" clame la dernière phrase. 

Ce n’est plus une pluie, mais une tornade de mots. Des mots qui disent la communauté / la douleur / la rage / l’espoir / la solidarité / le destin... Ce culot d'être la Voix, Şiwan Perwer l’a payé avec trente ans d’asile politique amorcés en 1976, à une époque où chanter en kurde aux abords de l’Université d’Ankara était un crime. Il atterrit en Allemagne. Sa côte de popularité ne décline pas, ses cassettes circulent sous le manteau, les dealers risquant la tôle en Turquie, et la vie en Irak. 

En 2013, Erdoğan autorise le barde à rentrer pour de bon, mais l'essentiel de son œuvre reste prohibée.

Un proverbe kurde dit qu’ "un bon chanteur est capable de chanter, alors même que la demeure croule".

Et justement, en vue de cette chronique, vendredi dernier (comme quoi la vie est un jeu de pistes assez fiable), je passe un coup de fil à l’Institut kurde de Paris. Là, j’apprends que non seulement que Şiwan donnera un concert solo deux heures plus tard dans une petite salle du 11e, mais qu’il le fera en soutien à l’Institut.

L’Institut kurde, fondé il y a 32 ans, va mal financièrement. Cet organisme culturel indépendant, non politique et laïc, qui regroupe entre autres des intellectuels et des artistes kurdes, a besoin de notre aide. De TON aide, toi l’auditeur et de la VÔTRE, chers invité et collègues chroniqueurs. Il menace de fermer. Tous les renseignements et la pétition sur www.institutkurde.org.

Extrait du concert offert à toutes les générations par le raconteur d'histoires Şiwan... Chanson d'amour ! 

concertSiwancopyrightEdithNicol

KINE EM? by Şiwan Perwer

Translation picked up here!

"Who we are (Kine em)? Who we are, you ask ?
The Kurd of Kurdistan, a lively volcano, fire and dynamite in the face of enemy. When furious, we shake the mountains, the sparks of our anger are death to our foes.

Who we are ? We are in the east, forts and castles towns and hamlets, rouks and boulders, What irony, what a shameful day ! A slave we are now for blood suckers Yet we saved the Middle East from the Romans and the crusaders. 

Who we are ? Ask the Near East, ask the Middle East, villages and towns, plains and deserts. They were once all mine when by war and knowledge we defeated rivals to become crowned over an empire stretching to the borders of India.

Who we are ? We are the proud Kurd, the enemies' enemy, the friend of peace-loving ones. we are of noble race, not wild as they claim. our mighty ancestors were free people. Like them we want to be free and that is why we fight for the enemy won't leave in peace and we don't want to be forever oppressed.

Who we are ? We shall free our land from the tyrants; from the crrupt Shah and Mollas, from the Turkish juntas so we may live free like other nations, so our gardens and meadows are mine again; so we can join the struggle for the good of mankind. 

Who we are? It was we who defeated Richard the Lionheart our own blood we shed to defend these regions. A thorn we was in our enemies' side; in our shadow lived the Arabs, Turks and Persian; many a king held my horse's head. Yes, we are the warrior, we are Saladin, the King of Egypt, Syria and Israel. 

Who we are ? We are Ardashir, we are Noshi Rawan. In the ancient days rivals feared our caesars regretted our animosity. we knew no fright; in love with adventure; from India to Greece they paid us tribute. 

Who we are ? Yes, we are the Kurd, the Kurd of Kurdistan who is poor and oppressed today. our castles and forts are now demolished; our name and our fame' swindled by our assailants, those who set germs into my body to paralize our existence making a nameless soul of us; a nation with no friends. 

Who we are? We are the one who despite it all remains the unyielding Kurd; still formidable to the enemy. The smell of dynamite is again in my nostrils and in my heart the strong desire to erupt. we are the fighting valiant of mountains who is not in love with death but for the sake of life and freedom he sacrifices himself so that the land of his ancestors, the invincible Medes; his beloved Kurdistan, may become unchained.

Who we are? One of our ancestors was the Blacksmith Kawa who slayed Dahak, the notorious tyrant to break off chains from Kurdish shoulders and save many heads from the sword and death. The day his vicious reign ended was called NEWROZ, the New Day. When Newroz comes winter departs taking with it the dark harsh times to make place for light and warmth. This is the time, as Zoroaster says, the evil spirit Ahriman is defeated at the hand of Ormazd, the God of wisdom and light.

Who we are? We are the maker of Newroz; again we shall become our own master, the ruler of our land so we may enjoy the fruits of our orchards, relish the sacred wines of our vineyards and put an end to a dark era by seeking salvation in knowledge and science; we shall make another new day and breathe the pure air of the liberty. 

Who we are? We are Kordokh, the good old Khaldew; we are Mitani; Nayri and Sobaro; the son of LoLo; Kardok and Kodi; we are the Mede, the Gosh, Hori and Gudi; we are the Kurmanc, Kelhor; Lor and Gor; yes, we have always been and remain the Kurd. Despite centuries of suppression in a country by force divided.

Who we are? We are the children of Lor, Kelhor and Kurmanc who have lost crown and reign to become powerless, betrayed in the name of religion to carry rosaries in their hands duped by the rulers, deprived of might and wealth, fighting each other, divided and torn while my oppressed Kurdistan, my wretched Kurdistan remains prossessed.

Who we are? The chilldren of the Kurdish nation awaken from deep sleep, marching forward, proud as a lion wanting the whole world to know; we shall struggle and continue the path to freedom; we shall learn from great men, we make a vow to our ancestors, to Salar, Shergo and Deysem, that this of our will remain vigorous, unyielding, stronger than death. Let it be kown; we announce with no fear; Liberty is our goal; we shall advance in this path.

Who we are ? We are not blood thirsty; no, we adore peace. Noble were ourancestors; sincere are our leaders, We don't ask for war but demand equality but our enemies are the ones who betray and lie. Friendship we seek and offer my hands to all friendy nations. Long live Kurdistan; death to the oppressor!"


Remerciements à l'inspirateur Adrien (à son insu), à mes copines de collège, à l'inconnu assis à ma gauche pendant le concert, à Kendal Nezan (qui ne le sait pas mais devrait), à la communauté kurdo-parisienne, et aussi un peu à Danielle Mitterand. 

tags: rain, Bouvier, Kurdistan, Siwan Perwer
categories: East, Radio
Monday 10.05.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #4 Raining Melodies ⟨Rural Bengal⟩

LUNDI 28 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿  PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


La semaine dernière, ma chronique barbotait dans l’atmosphère mousseuse de Calcutta, où parapluies, couvre-chef variés et tongs plastifiées deviennent, le temps d'une saison, des extensions naturelles pour quelques 16 millions de corps amphibies.

Aujourd’hui : nouvel épisode chez les Bengalis. Leurs regards restent rivés vers le ciel et leurs oreilles n’en finissent plus de se tendre vers le lointain : elles traquent les grondements avant-coureurs. Mais apparemment, c’est en vain, puisque la pluie allume la ville sans prévenir et met les voiles à la vitesse de l’éclair. 

Plus rien, donc, ne semble prévisible dans le mouvement du ciel. Et peu importe : l’esprit de la mousson, attendue ou subie, ne cesse d’inspirer… 

RAINING MELODIES, CHAPITRE II. 

Passons les frontières de la ville – la ville est arrogante, surtout Calcutta. Et remontons à la source, en prenant le temps d’un détour rural. 

Monsoon Rains, Monghyr, Bihar, 1967 © Raghubir Singh

Monsoon Rains, Monghyr, Bihar, 1967 © Raghubir Singh

West-Bengal indien, Bangladesh, culturellement, des jumeaux hétérozygotes... Pour sa part essentielle, le Bengale est ce plat pays ceinturé par l’immense tresse d’eau du Gange et celle de son cousin sauvage le Brahmapoutre, mis en pièces par leurs affluents, avant de se retrouver pour un peu d’amour libre, puis de se disloquer une dernière fois dans le plus grand delta du monde. Leurs flots changent de noms à chaque lacet.

La première tresse, venue de l’ouest, exubérante, n’appartiendrait à nul autre qu’au Seigneur Shiva. Il aurait dompté, dans l’enchevêtrement de ses cheveux de cendres, l’impétueuse Ganga. La Déesse menaçait de séparer la terre en deux, alors il fallait bien l’arrêter… Après avoir fécondé la plaine, le fleuve se défait en milliers de mèches, formant plein sud une mangrove que se partagent une poignée de pêcheurs-cueilleurs héroïques et une brigade de tigres assez francs du collier.

La terre bengalie, quadrillée de rivières, a son miroir… et c’est le ciel. Le ciel dont on ne peut que chérir les camaïeux mobiles. Des flux et reflux de lumières au gré des six saisons.

Au pic de l’été fournaise - l’équivalent de notre printemps, il paraît comme enlisé, ce ciel. Les gorges se dessèchent dans l’angoisse. Les rives sablonneuses ne livrent plus que de la poussière. Les martins-pêcheurs se suicident dans la boue figée. Les feuilles du manguier échoient dans la cour. La maîtresse de maison cuisine péniblement ce qu’elle peut. 

Du Cooch Bihar au nord, aux Sunderbans plein sud, en passant par Sylhet à l’est du Bengale oriental, les villageois guettent ce ciel trop pur. Leur cœur est au bord de l’implosion tant ils souffrent du désir de pluie… On interpelle, on supplie alors Dieu.

Voilà ce que narre cette chanson folk, Allah megh de, pani de (« Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau »), composée par le maître du genre bhawaiya, Abbas Uddin Ahmed, gentleman-ménestrel des années 30.

Le ciel ne se laisse pas aisément attendrir. À son heure, et seulement à son heure, il consent à quelques signes. Alors, sa voûte versatile se recompose instantanément. Et le vent, son pinceau, trace de saisissantes formes géographico-futuristes…

Plus tard, le ciel bouillonne et se fissure pour ouvrir une ère de libération. La rondeur généreuse des rivières à venir… la fertilité des terres qui oscillent du jaune pop au vert acidulé... le grand salut, c’est lui !

D’après le calendrier traditionnel bengali, deux mois seulement sont dévolus à la mousson. Le premier est Ashar : lorsque les pluies sont intermittentes, mais puissantes, voire dévastatrices. Les grandes eaux investissent toute cavité offerte, faisant vriller le plat en plein – trop plein. Le deuxième mois est Srabon : les nuages se lassent du cache-cache, et en continu, font tomber des rivières à la verticale. Les pluies sont certes adoucies, mais on s’endort et on se lève dans des draps moites, on parcourt le chemin de l’eau aux genoux, et on soupire de neurasthénie. Changement climatique oblige, la mousson s’étale désormais sur quatre mois… chargeant les villages de sons saisonniers.

Comme les gestes du quotidien, les voix, les mots, s’ajustent au ciel. Accompagnée au luth dotara, voici une chanson minimaliste à forte teneur mélancolique, dérivée des années 50. Son auteur et interprète est Bijoy Sarkar, un ménestrel des plus spirituels qui aura marqué la mémoire orale du Bengale d’avant la Partition.

Le pitch : la mousson bat son plein. Une tempête noie le banc de sable où vit Bijoy le Fou et évidemment balaye sa cabane. Elle n’épargne ni ses possessions matérielles, ni son cœur ; mais le feu intérieur du poète bâul, son esprit vagabond résiste… et rivalise de fantaisie. Une nymphe des eaux se manifeste alors depuis l’arbre « toujours vert » qui dépasse des eaux. En contemplant le désastre, elle pleure le chagrin inextinguible du poète, elle pleure l’ironie du destin…


Allah megh de, pani de / Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau

La chaleur de l’après-midi fait tout flamber, les rives sablonneuses n’en finissent plus d’être infertiles.

Poitrines incendiées, gorges desséchées,

Seigneur, donne-nous des nuages, donne-nous de l’eau, donne-nous de l’ombre.

Le ciel se fend en éclats, la terre se craquèle.

Le Roi des nuages est endormi, mais qui donc nous donnera de l’eau ?

Le maître de maison a attaché son bœuf et pleure d’impuissance, la réclamant à grands cris,

La maîtresse de maison se répand en larmes tout en cuisinant lentilles et bouillie,

Les feuilles du manguier tremblent, celles du jacquier dégringolent,

Les martins-pêcheurs, crevant de soif, meurent dans la boue des lacs.

Les rigoles, les lacs et les rivières sont fissurés,

Les oiseaux, dans leur complainte funèbre, sont condamnés.

Le couple de pigeon pleurniche dans son nichoir,

Les bourgeons flétris échoient sur le sol…


Remerciements au ciel (toujours) et à Soumik Datta, Saurav Moni, Arunima Choudhury. 

tags: Bangladesh, West Bengal, monsoon, Abbas Uddin Ahmed, Bijoy Sarkar, bâul, poetry, rain, sky, Calcutta
categories: Radio, India, Bangladesh
Monday 09.28.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #3 Raining Melodies ⟨Calcutta forever⟩

LUNDI 21 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿  PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


Brishti sharajibon ridoike bhiji é déye. ≫ Une vie entière de déluge humecte l'âme.

Proverbe bengali

A piece of Kolkata after the rain, 2015 ©Edith

RAINING MELODIES, CHAPITRE I.

Paris, rive gauche. 8e et dernier étage. 

Une chambre miniature propice à la rêverie. Au-delà des toits, le ciel.

La grisaille se convertit en épaisses nuées. Les nuées se déplacent à pas de géant. 

Soudain, la goutte inoffensive est ralliée : en lignes verticales, elles sont maintenant une armée. 

Donnez-leur de la pesanteur et du zinc et elles mueront en notes…

Le téléphone sonne. Un appel amical de Calcutta. Au bout de quelques instants, la communication s’interrompt.

J’ai juste le temps d’attraper :  « hey bondhu, coming back soon, network is very bad, big rain’s coming. » 

Puis la voix laisse place à un biiiiiiiiip… et à un état de manque.

Ce matin, un petit frère de Calcutta enregistre la pluie avec son portable et m’envoie ce son : 

Mon imagination reprend sa liberté plus rapidement qu’un nuage. Calcutta n’est jamais très loin.

Je me transporte mentalement dans ses artères sud. Aux abords de Dhakuria Bridge.

Tous les quartiers valent la ville. Il faut s’y enfoncer. Il faut lui faire l’amour. Y regarder tout, tout le temps, comme au premier jour. Celle ou celui qui accepte de lui appartenir est systématiquement récompensé(e). Sa lumière est magistrale. Sa désuétude est irrésistible. Son conservatisme est une bénédiction.

Monsoon time in Kolkata, 1951. Photographed for LIFE Magazine.

Monsoon time in Kolkata, 1951. Photographed for LIFE Magazine.

À présent, j’ai des frissons. L’humidité sature l’air chaud. La pluie vient de cesser sur la ville. La mousson est en queue de comète ces jours-ci.

Les Bengalis s’obstinent à contourner les flaques acrobatiquement, les pieds déjà mouillés. Les Ambassadors flashies-défraîchies n’en ont que foutre et éclaboussent à toute blinde. Les rickshaws wallah relancent leur ballet du point A au point Z, du point Z au point A. L’intense activité reprend ses droits comme on arrache un pansement. Les échoppes de rue dévoilent à nouveau leur bric-à-brac. Les vendeurs de subji en longi sortent leur museau. Les chiens se frayent un chemin vers les poubelles. Les poules encagées recommencent à caqueter pour appeler au secours. Les chalands propres sur eux renoncent au spectacle du ciel et se résignent à retourner derrière le comptoir…

Calcutta, bastion royal destitué, cité de Kali Ma la possessive. Calcutta, matrice des arts. Avec ou sans pluie. Dont les habitants sont des poètes de l’anarchie en ordre. Et franchement tous. Évidement les esprits imaginatifs d’abord : les vieux qui savent tout, les Didis qui font la morale à plein temps, les hordes de djeunes qui larguent les amarres la nuit, les révolutionnaires du lendemain qui sirotent à Coffee House, les poètes érudits qui fument bidis sur clopes, les libraires spécialisés dans les éditions cramoisies de Tagore, les cinéastes qui se disputent Ray ou Ghatak, etcétéra, etcétéra…  Mais aussi, bien sûr, les pandits et les vidushis de la tradition musicale savante.

Monsoon time. Une saison magique sur laquelle les maîtres aiment broder.

On raconte que les génies musicaux de l’Inde ancienne ont constaté (de leur yeux constaté) que certaines notes, portées par certaines phrases, ont le pouvoir d’obscurcir le ciel et de percer les nuages. On continue, d’ailleurs, de revendiquer les faveurs des Dieux en chantant. L’opportunité d’une tentative : égaler la nature, rivaliser avec son audace, la talonner jusqu’à la sublimer.

Parmi le corpus de ragas qui est donné à entendre lors de la saison des pluies, il y en a un qui séduit largement : Megh. Son ancienneté est indiscutée. Sa genèse vaut celle du système musical classique indien, puisqu’il appartiendrait aux six ragas « primitifs ».

Megh renvoie, en sanskrit, aux nuages, à la pluie, à la guerre – aussi. On attribue à Mian Tansen, théoricien, compositeur et virtuose, grand chouchou de la cour de l’Empereur Akbar au XVIe siècle, une idée : « le Rag Megh se manifeste dès que les nuages se rassemblent dans le ciel et que les premières gouttes s’écrasent contre la terre. Il s’impose d’emblée. Ce n’est pas une création de l’esprit. C’est un fruit de la nature elle-même. »

Il se raconte ainsi que Megh, dédié au royaume de l’eau, aurait les mêmes caractéristiques extatiques que son opposé Deepak, traduisant le domaine du feu. Jouer Deepak au creux de l’été, lorsque toute chose vivante se dissout dans une chaleur intenable, c’est courir le risque de l’incendie. Megh, l’incarnation de la mousson qui succède, vient faire la nique à la cruelle sécheresse. Le rag éteint les flammes… non sans un certain sens du drame. Mais en épargnant tout à fait celles qui jaillissent dans le cœur du mélomane.

Une interprétation célébrissime du Rag Megh Malhar par Ustad Amir Khan, chanteur vénéré disparu il y a 40 ans, à travers un film expérimental de 1974 conçu par la Films Division of India. Peut-on faire mise en scène plus romantique ?


Remerciements au ciel et à Lionel Bodis, Pierre-Antoine Lasnier, Soumik Datta, Denis Teste.

tags: monsoon, Indian classical music, Amir Khan, hindustani, Calcutta, Paris, season, rain pluie
categories: Radio, India
Monday 09.21.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #2 Cités des ombres, musiques fantômes ⟨Soufisme en Syrie⟩

LUNDI 14 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


« Le paradis sans les gens ne vaut pas la peine qu'on y mette les pieds. »

Proverbe syrien

©Valérie Pinard // Zaman Production

La virée d’aujourd’hui émane de ces images déversées par nos écrans la semaine dernière : des grappes de Syriens arrivant au terminus. Des histoires de gare, des carrefours qui font l’Histoire. La beauté saisissante de certains visages saturés de fatigue, mais où se lit le soulagement d’être quelque part, enfin.

On songe à ceux qui sont restés derrière. Et à ce qui reste aux vivants.

Un ami me transmet des photos d’Alep : la cité multimillénaire AVANT… Ses façades et ses dômes glorieux l’érigeant en phare culturel et spirituel ; ses ruelles recélant de mille trésors : tombeaux des saints, pratiques de bénédiction et de dévotion, secrets d’initiés…

Je me remets à écouter les voix contemporaines qui façonnent l’imaginaire de cette ville : Sheikh Habboush, Sheikh Hassan Haffar, Sheikh Hamza Shakkûr… Tous célèbrent la lettre soufie. Troublant, ce calme qui habite leur timbre viril.

Quelques jours plus tard, je fais escale dans la maison familiale. Sur le carrelage, une collection m’attend. Il y a là des plateaux de cuivres, des carafes d’étain, des petits verres à thé… Un bal d’arabesques fines, comme si la gravure mimait la musique. Cette vaisselle a voyagé depuis Damas. Un siècle après, je la reçois en héritage d’un arrière grand-père né là-bas en temps de paix. Elle est recouverte d’une couche de crasse noire.  

Des textes tombent dans mon escarcelle. Des poèmes d’amour mystique aux auteurs anonymes. Une strophe capte mon attention :

« Interroge nos nuits passées / Comment leurs traces se sont effacées / Et les visages autrefois perles étincelantes / Pourquoi se sont-ils renfrognés » - Aqbala as-subhu (L’arrivée de l’aube)

Je me mets à chercher… des preuves. Des preuves que la foi, et la recréation permanente, peuvent survivre à la guerre.

Qu’en est-il du soufisme en Syrie par les temps qui courent ? Les confréries continuent-elles à se réunir en dépit des interdits et du danger ? Les zawiyas, ces lieux traditionnels de rassemblement, sont-elles réellement éteintes ? Où est abrité le dikr hebdomadaire, cette cérémonie « du souvenir de Dieu » ? Que sont-ils devenus les Derviches tourneurs de la tarîqa Mawlawiyya, interprètes du samaa’ ? Bref, y a-t-il encore un quotidien pour le musicien ou le chanteur soufi dans cette Syrie en lambeaux ? 

Google me livre des pages d’enregistrements et d’articles tous antérieurs à mars 2011, début du conflit armé. 

Je regrette plus amèrement encore la disparition du joueur de qanun Julien Jalal Eddine Weiss (janvier 2015), ce Français acculturé et converti à l’islam qui a tant œuvré au rayonnement de la musique savante avec Al Kindi (à l'écoute en introduction). 

J’interroge mon entourage, je passe des coups de fil. Les premiers musiciens sollicités répondent alternativement « je ne sais pas » ou « il n’y a plus rien ».

Sharif le Libanais dit qu’ « à (sa) connaissance, il n'y a plus d'activité musicale en Syrie, et surtout pas à Alep qui est en ruine... Les musiciens ont fui ; les musiciens traditionnels et soufis ont choisi l’Europe ou la Turquie, là où ceux qui sont plus jazz ou rock ont préféré le Liban. »

La douce Waed, une artiste arrivée en France avant la guerre, m’explique qu’« après 400 ans de transmission, les confréries sont désormais à l’arrêt. » La voie soufie est dans l’impasse. Face à l’urgence humanitaire, on comprend bien que les pratiques culturelles et spirituelles ne sont plus que les ombres d’existences fantômes… « Même la tarîqa Hilaliya de la vieille ville d’Alep, si vivante et réputée, ne se réunit plus. »

À Jalloum, quartier populaire s’étalant derrière les remparts, le vendredi, avant la prière du couchant, marchands, artisans du bazar, petits fonctionnaires, ouvriers… avaient l’habitude de converger vers la zawiya. Dans ce lieu de prière et de méditation, sanctuaire en activité depuis 1680 tenu par le Sheikh al-Hilali, les adeptes célébraient le divin. Mains croisées sur le ventre, paumes ouvertes vers le ciel, buste en scansion, on y invoquait le nom d’Allah, on le répétait à l’envi… jusqu’à atteindre l’extase (wajd), cet état où se dissout l’être terrestre, où l'esprit rejoint le divin. Un socle vocal dépouillé, archaïque et sophistiqué à la fois, sur lequel venait se superposer les invocations et les louanges du munshîd. Infaillible, le chantre, Muhammad Hakim (à l'écoute ci-dessus) marquait le rythme par un battement de main. Son chant obéissait aux règles de la tradition poétique, des modes et des rythmes du Proche-Orient : mûwashshah, qad, shghul sûfi… En somme, le dikr, littéralement « mémoire et parole », était ce moment collectif non négociable.

Waed raconte que même si la mémoire des répertoires est aujourd’hui menacée, elle continue de croire à la persistance de l’esprit soufi. « De la pratique et de sa musique, dit-elle, dépend la vie entière des adeptes… » L’esprit trouvera toujours à se déplacer ailleurs, autrement.

C’est précisément cette liberté et cette communion à laquelle les Djihadistes voudraient tordre le cou lorsqu’ils attaquent ses représentants.

Iyad, multi-instrumentiste établi de longue date en France, donne à entendre la nuance. Il assiste à l’afflux des musiciens syriens, qu’il considère comme « un renfort dans (sa) pratique ». Saisir la balle au bond, artistiquement. Il rappelle qu’en terre syrienne aujourd’hui « personne ne comprend rien ! » Tout est vrai, son contraire aussi. Selon la localisation géographique ou le milieu socioculturel, les situations varient de façon inouïe.

Ainsi, à Damas, il semblerait que certaines confréries parviennent à subsister grâce à l’appui que le régime leur octroie. Bien qu’autorisées à exercer une activité spirituelle, les zawiyas servent cependant plus souvent de refuges aux familles démunies que de lieux de pratique. On y mange, on y dort, on y chante plus rarement, désormais… Quant aux artistes issus des tarîqa, ils s’en sortiraient encore, pourvu de pouvoir s’assurer quelques protections, car « une vie ne vaut plus rien, même dans la capitale ». Même si les mosquées sont investies par les services policiers, les musiciens et surtout les chanteurs y officient parfois. Ils participent également à des célébrations religieuses, à des fêtes privées, à des mariages.

Ce matin au téléphone, Nourredine Khourchid, la grande voix de la mosquée des Omeyyades de Damas, appartenant de la confrérie Shâdhiliyya, a confirmé ce constat :

« Nous, comme musiciens, comme Soufis et comme habitants de Damas, nous avons encore un peu de liberté. Forcément, on gagne moins qu'avant, mais nous avons toujours la possibilité d'exercer notre art, notre spiritualité, et l'État ne s'en mêle pas. Parfois, les bombardements nous obligent à nous interrompre. Mais nous demeurons toujours libres de faire notre musique. Nous sommes allés une fois en Allemagne où on nous a proposé de rester, mais nous avons refusé : il n'y a jamais mieux que chez soi. »

Il y a plus d'un an, deux des musiciens de Nourredine Khourchid ont cependant choisi la France comme refuge...

Noureddine Khourchid ©Valérie Pinard // Zaman Production

Basée à Paris, Lynn, une autre artiste d’origine syrienne, me dit, lumineuse : « tu serais surprise de constater la concentration de musiciens en Europe et à Paris en particulier… Il y a bien quelque chose qui va sortir au plan artistique. Il ne se peut pas que rien n’émerge du chaos ! »

Un peu improbable, toutefois, que les Syriens prennent leur place dans un paysage musical français ratiboisé par la crise. « On s’organise » me certifie-t-on pourtant. « Et les nouveaux venus se débrouillent, ils sont plein de ressources ! » Iyad illustre, non sans une pointe d'admiration mêlée d'humour : « je connais un musicien soufi qui a joué dans les rues d’Avignon cet été. En quatre semaines, il a ramassé ce que je gagne en plusieurs mois ! ».

Histoires à suivre…


Remerciements désordonnés à Sabine Châtel, Jean-Hervé Vidal, Wassim Halal, Nourredine Khourchid, Waed Bouhassoun, Iyad Haimour, Lynn Adil, Naissam Jalal, Jason Hamacher, Sharif Sehnaoui, Adel Shams El Din, Colombe Robin et quelques autres. 


Prochains événements à Paris :

RDV le 9 octobre à la Maison des Cultures du Monde, dans le cadre du festival de l’Imaginaire : concert « Musiques de l’exil » avec trois merveilleux solistes et chanteurs, dont Waed Bouhassoun.

RDV du 6 au 15 novembre au Musée du quai Branly : une création entre transe soufie et street art avec Noureddine Khourshid et son ensemble de sept munshid (chanteurs religieux) et hymnodes de la confrérie Shâdhiliyya, ainsi que deux danseurs de la confrérie des derviches tourneurs de Damas.

tags: Sufi music, Syria, Al Kindi, Alep
categories: Radio, East
Monday 09.14.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

Chronique #1 Hommage au mage ⟨Doudou N'Diaye Rose⟩

LUNDI 7 SEPTEMBRE 2015 ⦾ ⦿ PODCAST DE L'ÉMISSION SUR NEW MORNING RADIO !


Il y a quelques jours, lorsque Franck Medioni [le rédacteur en chef] m’a annoncé « tu commences lundi », je me suis précisément demandé "mais par quoi commencer ?!" 

Une mappemonde boursouflée a surgi dans ma tête ; plusieurs terres émergées se sont mises à clignoter, puis la mappemonde a entamé une rotation sur elle-même, révélant le double de points lumineux… comme autant de sources sonores. J’ai vu défiler des tas de musiciens en costume traditionnel, quelques pseudo rebelles en jean. Des voix, des instruments, probables et improbables… et une cacophonie monstrueuse s’est imposée. Des confins sibériens à l’île de Pâques, je venais d’être aspirée par la profusion des traditions orales sur notre petite planète hypnotique. Dans le même temps, ce chaos, que je dois moins à une imagination fertile qu’à une réalité musicale tangible, m’a donné envie de sourire franchement : j’avais au moins le titre de ma chronique, « Bazar stéréo » ; et je me souvenais du même coup de l’inépuisable et heureux bordel que constitue le Tout-Monde.

J’ai alors pris une grande respiration.  

La voix bienveillante posée sur mes rêves de musiques commençait à me parler. Celle d’un poète insulaire qui accompagne mes périples, un poète à l’utopie téméraire qui a mis à flot une idée qui danse.

Edouard Glissant

Je vous le donne en mille : Edouard Glissant, le prophète de « la créolisation infinie du monde ». 

Lui, il n’a eu de cesse de célébrer l’entrechoc des peaux, des langues, des cultures, des traditions, des imaginaires, des croyances... là où la plupart d’entre nous se désespèrent de l’uniformité réductrice de la mondialisation. Lui, il a préféré voir dans l’accélération des interactions humaines et des frottements culturels initiés par l’esclavage l’éclosion d’un Tout-Monde, Ce grand Tout qui n’en reste pas moins fait de milliers d’archipels… « Notre univers tel qu’il change et perdure en changeant ».

D’un point à l’autre de la planète, nous nous mêlons ainsi les uns aux autres dans un mouvement inflexible, désordonné, toujours incertain, fluide aussi, fait de partages, d’hybridations, d’enrichissements… peut-être même de respect et d’égalité. Tout le contraire de la coca-colonisation et des servitudes en tous genres.

Edouard Glissant, c’est la voix qui fait du bien. J’ai donc décidé qu’officiellement, j’en ferai l’espèce d’ange gardien de cette chronique.

Et parce qu’évidemment j’ai envie, égoïste, de vous présenter des musiques qui font bondir mon cœur, je me suis justement mise à l’écouter – mon cœur.

On commence toujours par les Anciens. « Ceux qui sont sous la terre », dit mon papa tijâne de Dakar. Ils sont les gardiens qui ont transmis. Les passeurs de mémoires, les inspirateurs qui, bien que disparus, contribuent à qui nous sommes, au présent.

Un regard espiègle adouci par de longs cils a alors fait son apparition dans mon esprit… Un petit monsieur, avec un corps aérien, toujours paré de boubous élégants. Une inspiration droit venue de Dakar qui s’est absentée de nos vies il a vingt jours exactement. 

Doudou Ndiaye Rose et Imam Sy, 22 mai 2015, Dar Tazi, Fès ©Edith

Doudou Ndiaye Rose et Imam Sy, 22 mai 2015, Dar Tazi, Fès ©Edith

Je parle de l’un des plus grands maîtres percussionnistes du XXe siècle, l’emblème de la tradition musicale wolof, le seigneur légendaire du tambour sabar : El Hadj Doudou Ndiaye Rose. 

Le 19 août, je reçois un texto : « salut ma fille, je viens par ce message t’annoncer le décès de notre père Doudou ». Grand chagrin très soudain. Je fais suivre la nouvelle et je me repasse en boucles les moments partagés en mai dernier. Doudou et ses fils étaient impliqués dans la création donnée en ouverture du festival des musiques sacrées de Fès, au Maroc, dirigé par Alain Weber. Caroline Bourgine, chroniqueuse bien connue au New Morning, et moi-même, avons eu l’honneur de passer plusieurs jours en sa compagnie. Voici un griot qui aura assuré pas loin d’un siècle d’histoire aux côtés des puissants du Sénégal – à commencer par le Président Senghor qui le chargea de la débauche de rythmes marquant la fête de l’indépendance en 1960.

Le documentaire retraçant l'enregistrement de l'album culte Djabote enregistré par Eric Serra sur l’île de Gorée en 1991 - 50 tambourinaires, 80 chanteuses...

Doudou était ce génie inventif qui ajouta un tambour soliste, au fût léger, à la famille des tambours sabar, instrument indispensable à la ponctuation des événements de l’existence collective et individuelle (naissance, initiation, mariage, etc.). Ce qui lui permit de tirer son épingle du jeu en tant que poids plume. Il était ce dramaturge du rythme qui imposa sa vocation à un père réfractaire. Il reçut un enseignement académique à l’école des arts et emprunta les routes du Sénégal pour collecter les rythmes traditionnels auprès des vieux. Il puisa ainsi dans l’instrument fait de baobab et de peau de chèvre des effets symphoniques. Il était surtout ce maître un peu shaolin qui s’adonnait à la passation du savoir.

Dans l’esprit autant que dans l’attitude, en mai dernier, Doudou Ndiaye Rose semblait rattrapé par les atours de l’enfance. Sa légèreté tenait sans doute à sa liberté… :  le Tambour major avait parcouru le monde entier, tout vu, tout entendu, tout connu déjà. Et pourtant, ses questions abondaient… L’ancien était habité par un étonnement philosophique à faire pâlir d’envie.

Seul son souci de protéger ceux qui lui étaient proches – ses épouses et sa descendance époustouflante, semblait le rendre vulnérable. Au petit déjeuner, je testais sa précision en l’interrogeant sur les noms de chacun de ses petits-enfants… et sur leur nombre, que je n’ai finalement jamais reporté. Plus d’une centaine, sans doute. La famille s’étend désormais des Etats-Unis au Japon. Femmes et enfants pratiquent le sabar, dans sa version percussive autant que dansée.

Le temps ne semblait en aucun cas affecter l’assurance, la vigueur et l’autorité qui constituait sa marque de fabrique. À 85 ans, lorsque le chef d’orchestre entrait sur scène, sa majesté semblait se redéployer. Un mouvement d’aile magnétique, sur la pointe des pieds. Et la cadence gracieuse d’un lion qui charge. Personne n’aurait osé modérer son appétit de direction et encore moins son talent à le faire. Un tournoiement de baguettes plus tard, ses fils étaient parfaitement en place, prêts à embraser l’espace de leurs frappes puissantes.

Doudou a officiellement célébré son anniversaire en juillet dernier à Dakar. Il bouclait sa carrière, sciemment… au terme d'une trajectoire sidérante. ll est parti comme il a vécu : d'un trait. Sans chichis. Il a fermé les yeux après avoir veillé quelques jours sur son fils Ehadji Moustapha Ndiaye, un solide batteur que les pluies avaient rendu un peu k.o., et surtout après avoir « levé le corps » de son fidèle compagnon, Vieux Sing Faye, mort 24 heures avant lui…

Doudou, et après ? Après justement, il y a tous les héritiers, petits et grands, que le mage a formé…  Transmission ! 

Le jeu, c’est d’abord le désordre. Dans la cour familiale, l’enfant de trois ans bat la mesure sur des bidons. Puis il se voit progressivement imposer la discipline. Son savoir rythmique, intuitif et mimétique, est structuré par les aînés. Un griot, pour entrer dans le sérail, doit connaître au moins 1000 rythmes, disait Doudou. Trait d’union avec les forces de la nature, le divin et les aïeuls, il revient toujours au griot d’entretenir le foyer quotidien de l’âme collective.

Explorez la page hommage dédiée à Doudou sur le site média de la Philharmonie. Vous y trouverez un concert qui a eu lieu à la Cité de la musique, à Paris en octobre 2010. Il met en scène 8 fils et petits fils de Doudou âgés de 8 à 13 ans. Immergés dans la musique depuis leur plus jeune âge, ils sont les témoins privilégiés de la vie sociale dakaroise. On les appelle Les Roseaux, petit hommage de Doudou à sa propre mère, Rose.


Remerciements à Luciana Penna-Diaw, ethnomusicologue spécialiste du sabar, et Yannis Adelbost, tous deux membres de l'équipe de la Philharmonie de Paris. 

tags: West Africa, Doudou N'Diaye Rose, Edouard Glissant, Diversité, Hommage
categories: Radio, Africa
Monday 09.07.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

La chronique [Baˈzar] Stereo, c'est quoi ?

NEW MORNING (WEB)RADIO, Paris

Imaginons un instant que l’espace sonore, fait de milliers d’archipels musicaux, soit pareil à un [baˈzaɾ] (بازار). Un marché bariolé vers lequel convergent les voyageurs de tous bords ; une épicerie à ciel ouvert où l’on vient soupeser la diversité de provenances, se régaler de sons insolites, remplir sa besace à histoires ou simplement caresser l’oreille du dromadaire.

Cet instant-là, c’est une courte escale avant de reprendre la route ordinaire. Et pour abreuver ses rêves d’autres mondes, quoi de mieux que l’écoute des poètes – les vrais ? [Baˈzaɾ] Stereo se dédie aux gardiens des pratiques musicales traditionnelles. À ces sages baladins, à ces savants insoupçonnés, à ces artisans du sens, rebelles chahutés par le typhon global. Autant de mémoires vivantes à la source de l’Imaginaire universel.

De l’Asie lointaine au désert d’Arabie, de l’Afrique épique aux confins sibériens, des Amériques métisses aux îles de Micronésie, en passant par la vieille Europe pourtant si ardente, une foule d’expressions s’invitent dans ses dédales comme autant de métonymies de la diversité humaine, de sa conscience large et de sa créativité sans limites.

La formule culte de Edouard Glissant sert de boussole : « le Tout-Monde, c’est la quantité réalisée de toutes les différences du Monde, sans oublier la plus petite, la plus infime, la plus invisible… »


Edith trouve l’alibi parfait pour esquiver sa campagne natale le jour où elle tombe amoureuse des musiques d’ailleurs – de préférence celles qui s’épanouissent à 8000 kms. Après des études de philosophie parsemées de militantisme culturel, elle mue en coordinatrice de projets artistiques. De Calcutta à Paris via Tokyo ou Fès, elle arpente, écoute, collecte, rencontre, raconte, produit, fédère. Dans son monde rêvé règnent les traditions orales et leurs subtils écosystèmes. Elle a récemment fondé le collectif ECHO, spécialisé dans la contrebande de musiques indiennes.

categories: Radio
Tuesday 09.01.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]
 

A propos de New Morning Radio

 

Article paru sur Telerama.fr

Monday 08.31.15
Posted by Edith Nicol [MusicBox]