"The floating melodies", ainsi que les nomme mon ami Saurav Moni...
« Bateau, mon cher ami, / Tiens bon le fleuve, cher ami, / Suis le vent de Dieu, cher ami. / Ô mon ami, / La rivière ne compte ni berge ni rivage, / Et l’eau est ce violent bouillon, / Face à un tel danger, / Personne ne m’accompagne, / Ô mon ami, où donc es-tu ? »
Région des Sundarbans : d’innombrables rivières, telles des lianes lacérant un paysage salé, camaïeux de vert et gris ; des langues de terre flottantes que l’on devine menacées d’engloutissement à chaque crue ; des jungles éparses, comme autant d'encres enfouies dans le secret lagunaire – la mangrove, monopole des tigres et des cueilleurs de miel. Des villages de boue et de paille adossés aux digues, non électrifiés ; de petites parcelles entre pousses et sables, où s’égarent quelques chèvres chétives.
Au crépuscule, derniers scintillements des eaux dont l’apparence laiteuse a coutume de tromper ; une teinte rosée pour parfaire le ciel. De bas en haut, monde liquide et aérien absolument mobile, comme un miroir. Puis l’épaisseur poisseuse de la nuit. Et des hommes, sur la pointe des barques, se fiant aux étoiles…
Il est des endroits où le fleuve, omniprésent, et ses humeurs, décident de la destinée de chacun. Et personne ne se verrait contester sa puissance.
Les villageois aiment à dire que les chants sont la voix du fleuve. Ils mettent en garde contre sa violence saisonnière, ses caprices injustifiés ; ils indiquent au pêcheur les canaux à suivre et au batelier, les dédales à éviter ; ils encouragent les hommes en proie à l’effort, la détresse ou la solitude ; ils expriment inlassablement le lien ténu qui unit l’âme à la nature.
La poésie naît ainsi au contact des flots, dont le mouvement immuable vers la mer se manifeste sous d’infinies variations. Parole, rythme et mélodie sont le plus souvent imaginés au cours de la navigation, au grès de ces largeurs changeantes et douteuses, dépourvues de berges. Ils narrent l’expérience physique du marin, autant que son expérience de foi et d’humilité. Les chants collectifs sâri, à la pulsation rapide et mesurée, subliment la répétition laborieuse du mouvement en procurant vigueur au batelier. À l’inverse, certains chants ont une résonance quasi méditative : au-devant, les vagues ; au-dessus, le ciel. La rivière est d’abord chemin de vie pour ces hommes embarqués sur de piètres canots vers l’inconnu, séparés des leurs et contraints d’être téméraires pour assurer leur survie.
Six mois de l’année, durant la mousson, les eaux débordent et tout travail doit être suspendu. On s’occupe en chantant la vie et en comptant les jours. Au rythme libre, les chants bhâtiyâli, ayant littéralement « descendu le courant », évoquent l’état amoureux, entre illusions et douleurs ; le caractère éphémère de l’existence et la nécessité de s’en remettre au guru pour dépasser la vanité des quêtes matérielles ; ou encore tout sujet qu’on attribue traditionnellement au gardien de troupeau ou au cultivateur. Il conviendrait aussi citer les chants des porteurs de palanquins et de toutes les communautés de métier liées au fleuve…
Originellement, le répertoire s’improvisait a capella, mais progressivement l’ont accompagné le luth dotara, la flûte banshi ou bien le tambour khôl, instruments rois du Bengale. Abbas Uddin, S.D. Burman ou Hemanga Biswas ont contribué à faire connaître ce genre dont l’âge d’or se situe dans les années 1930-1950. Une tradition qui se meurt aujourd’hui, à mesure que les pêcheurs abandonnent leur terre pour grossir les bidonvilles de Calcutta.
Les traversées du fleuve ayant vu le jour en juin 2012 sur La Loire dans le cadre du Festival Les Orientales de Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire, France) ont été réalisées grâce à la complicité de Saurav Moni et de quelques personnalités du petit monde des fakirs et bâuls, pour lequel le fleuve est plus volontiers une métaphore que l’incarnation de la subsistance.
Saurav Moni a 32 ans. Il a grandi dans l’ancien village de Hingalgunj, qui accueillait chaque année le batelier Karim Kaka lors de ses passages. “Cet homme qui habitait mes rêves et mon imagination, devait avoir vu le Bengale tout entier”. À écouter chanter le voyageur, Saurav apprit les chants du Delta.
Plus tard, Saurav eut la chance de rejoindre l’Université des sciences humaines Jadavpur à Calcutta et devint un “homme des villes” ; puis il s’en est revenu pour enquêter sur ces rites d’un présent presque passé. Il n’est pas à proprement parler un chanteur traditionnel, mais davantage un collecteur qui a développé d’évidentes qualités vocales. Bien qu’il fréquente les mêla, sa carrière artistique l’emmène désormais à la croisée des mondes. Il a notamment été repéré par le très en vogue Coke Studio de Mumbai…
“ Je suis un raconteur d’histoires, j’explore les légendes d’antan et les chansons perdues, une façon de payer mon tribut au Delta, d’être connecté à l’âme de ma communauté.”
Edith
N.B. 1 : Sundarbans, de sundri désignant une plante de la mangrove et bans, « forêt ».
N.B. 2 : Bhâtiyâli de bhâti, « pays du bas ». On présume que le Bhâtiyâli vient d’un raga classique du même nom.